Être français… c’est juste les papiers

Réflexions sur les rapports à la nationalité française chez les jeunes des quartiers populaires

 

Joëlle Bordet, membre du Comité central de la LDH

 

Les entretiens avec les jeunes des quartiers populaires, le travail pédagogique de déconstruction des stéréotypes montrent que les jeunes Français expriment un rapport complexe à l’appartenance nationale, celui-ci s’exprimant souvent sur un mode relativement provocateur. Nous doutons que les minutes de silence obligées favorisent ce sentiment d’appartenance.

Cette complexité s’exprime souvent dans un premier temps sur un mode réactionnel à un pouvoir qui pourrait imposer cette reconnaissance ; la première réaction est souvent de dénier cette appartenance ou de la rendre juste fonctionnelle : « Madame, être français c’est juste avoir les papiers. » Dans un deuxième temps, la discussion avec les jeunes montre souvent leur attachement à vivre en France – en particulier à des valeurs de liberté et de protection – et à leur désir d’y construire leur avenir.

Alors comment analyser la complexité de leur position ? Il existe plusieurs registres de réflexions. Comme la plupart des jeunes Français, ils éprouvent peu de sentiments d’attachement à la nation ; nous pouvons penser que l’évolution de la société dans son ensemble, dans son individualisation, transforme les rapports à la démocratie et au sentiment d’appartenance nationale (cf. les travaux d’Alain Ehrenberg). Les jeunes des quartiers populaires s’inscrivent dans la même dynamique et revendiquent l’affirmation individuelle de leur identité.

À la différence de nombreux jeunes Français, ces jeunes des quartiers populaires font souvent l’objet de stigmatisations et sont amenés à douter, souvent très jeunes, « d’être comme les autres ». Nos travaux sur le racisme ont montré qu’ils sont confrontés, parfois très jeunes, à des interpellations racistes, en particulier dans l’espace public ; ces situations les marquent beaucoup et engendrent un sentiment d’étrangeté vécu parfois sur le mode de la honte. À l’adolescence, ce sentiment se traduit alors par l’expression de sentiments victimaires. Pour certains d’entre eux, en particulier à l’école, toute manifestation d’autorité est alors interprétée comme une interpellation raciste à leur égard. Nos travaux pédagogiques avec les éducateurs nous ont montré la difficulté à transformer de tels processus. Pourtant, la possibilité d’exprimer ce qu’ils ont vécu publiquement et collectivement les conduit à objectiver des situations souvent anciennes et à en modifier leur impact. Je pense à ce film réalisé par les jeunes de Saint-Jean-de-la-Ruelle où ils témoignent de ce vécu du racisme. Pour ne pas rester sidérés par leurs propos et pour les mettre au travail, ce film a été présenté, sur leur initiative, d’abord à leurs mères qui leur ont dit : « Nous savions que vous viviez des choses difficiles, mais nous ne savions pas ce que c’était. » Puis ce film a été projeté en séance publique à Orléans et discuté avec l’auditoire ; enfin, pendant plusieurs jours, les élus de la ville ont accompagné la projection de ce film auprès d’interlocuteurs des jeunes, comme les policiers et les enseignants. Je cite cet exemple, car il est significatif de la nécessité d’entendre au pied de la lettre ce vécu souvent humiliant ou vécu sur le mode de l’humiliation et de la mise en doute pour pouvoir le transformer. Tous les travaux, les recours possibles face à ces situations créent des dynamiques tierces qui favorisent le sentiment d’appartenir à une communauté nationale. Le rôle des élus locaux et des responsables institutionnels est alors très important.

De plus en plus souvent, les jeunes et les adultes éprouvent un doute sur cette reconnaissance d’être français ; je pense à cette position d’un homme lors d’une réunion publique : « Mais, madame, pourquoi n’est-on pas pris comme Français ? » Très souvent, ils pensent ne pas être considérés par la communauté nationale comme les autres… nous pouvons penser que les appels à une responsabilité spécifique des musulmans à la suite des attentats ne peuvent que renforcer la défiance à leur égard. Il est très important de rassurer les jeunes et les familles : ces derniers ne sont pas des djihadistes en puissance et notre confiance est totale à leur égard. Tenir une telle position suppose de beaucoup travailler l’analyse des processus qui conduisent aux chemins du djihad ; ils sont multiples, et la plupart des jeunes Français ne les prendront pas. Il est alors possible de transformer ce doute d’appartenance et de reconnaissance. Les mesures prises par rapport au repérage de la « radicalisation » sont très importantes, elles peuvent renforcer les dynamiques sécuritaires et la défiance par rapport aux jeunes et à leurs dynamiques identitaires.

Je pense qu’il est important de se saisir de ce doute vécu par les jeunes des quartiers populaires issus de l’immigration pour mettre encore davantage au travail les rapports complexes entre la nation, la République et la démocratie. C’est un enjeu pour tous les citoyens de la République : l’engagement actuel dans les guerres antiterroristes par l’armée française, l’appel permanent à une République unifiée et sans faille, l’inclusion dans la mondialisation par l’information et les réseaux sociaux transforment rapidement ces rapports. Y travailler avec les jeunes permettrait d’offrir d’autres voies que la moralisation et de faire accéder ces jeunes au statut de sujets politiques et démocratiques.

 

 

 

 

 

 

 

Notes :

Adolescence et idéal démocratique. Accueillir les jeunes des quartiers populaires, J. Bordet, P.-H. Gutton, Éditions Inpress, octobre 2015.

– « La Société du malaise », A. Ehrenberg, revue Adolescence, 2013.

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