Définition de l’antisémitisme de l’IHRA : attention, danger !

Lettre ouverte de Malik Salemkour, président de la LDH, adressée aux députés suite à la proposition de résolution Sylvain Maillard

 

Paris, le 18 juin 2019

Madame la Députée,

Monsieur le Député,

Vous avez été saisi-e d’une proposition de résolution tendant à approuver « sans réserve la définition opérationnelle de l’antisémitisme utilisée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA)… ». Il vous est proposé d’en faire « un instrument d’orientation utile en matière d’éducation et de formation et afin de soutenir les autorités judiciaires et répressives… ».

Nous vous demandons de ne pas voter cette résolution, et vous alertons sur un texte qui n’aura aucun effet dans la lutte contre l’antisémitisme, si ce n’est un effet négatif.

Nous partageons le constat d’une recrudescence de l’antisémitisme en France comme en Europe, même si nous trouvons singulier d’écrire « Face au retour du fléau antisémite », comme si celui-ci n’avait jamais disparu ! Mais de fait, la réalité, terrible, est que des hommes, des femmes et des enfants ont été assassinés parce que juifs, ce qui ne s’était plus produit en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette situation est intolérable et il est urgent d’y remédier.

La question est donc de déterminer si la résolution qui vous est soumise peut y contribuer.

Tout d’abord, les termes mêmes de la définition sont indigents, ne recouvrant pas toutes les dimensions de l’antisémitisme et, par leur maladresse, ils ouvrent la voie à des débats qui n’ont pas lieu d’être. Ainsi, évoquer « une certaine perception des juifs », c’est, par le vague de la formule, légitimer, d’une certaine manière, les stéréotypes qui frappent les juifs depuis des siècles en autorisant le débat autour de ce qui serait une bonne ou une mauvaise perception des juifs. Cette définition de l’antisémitisme ignore tout simplement que la démarche première de l’antisémitisme est de s’emparer de plusieurs stéréotypes pour dissocier « les juifs » du reste de l’humanité : « ils ne sont pas comme nous ».

Cette formulation ne définit en rien la spécificité de l’antisémitisme dans l’histoire du monde, et particulièrement en Europe. Il suffit d’ailleurs de remplacer le mot « juifs » par « Arabes », « Tziganes », « Noirs », « Jaunes » … pour mesurer son caractère vague. Quant à savoir si cette « perception » peut conduire à la haine ou l’agression, vous conviendrez qu’il n’est nul besoin d’avoir recours à une résolution solennelle de la représentation nationale pour s’en convaincre.

Ce texte n’est pas que maladroit ou vide de contenu concret. Il porte une charge toxique. En effet, adopter une résolution propre à l’antisémitisme, même dépourvue de sens et d’effet normatif, tend à singulariser cette seule forme de racisme, entraînant inévitablement une interrogation des victimes d’autres manifestations de racisme. Pourquoi limiter l’expression de l’Assemblée nationale au seul antisémitisme ?

La LDH n’ignore pas, compte tenu des raisons de sa fondation en 1898 lors de l’affaire Dreyfus, la place particulière que tient l’antisémitisme dans l’histoire de France et de l’Europe. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la LDH emploie systématiquement l’expression « racisme et antisémitisme ». Mais en ne délibérant que sur le seul antisémitisme, l’Assemblée nationale laissera imaginer aux victimes d’autres formes de racisme qu’elles ne bénéficient pas de la même attention. C’est, de fait, s’inscrire dans la concurrence des mémoires et des victimes. C’est nier que si la lutte antiraciste doit impérativement tenir compte des spécificités et de l’histoire de chaque forme de racisme, elle n’a de sens que si elle rejoint une vision universaliste de l’humanité, sauf à s’enfermer dans une démarche purement communautariste.

Le texte soumis à votre vote, faisant fi de l’universalité de l’antiracisme, ne peut que favoriser les replis communautaristes.

Sans doute, aux yeux des rédacteurs de cette définition et des auteurs de la proposition de résolution, ce risque mérite-t-il d’être pris au regard d’autres objectifs.

Le paragraphe qui suit immédiatement l’énoncé de la définition qu’il vous est demandé d’adopter dévie, sans aucune logique apparente, sur le fait qu’elle permettrait « de qualifier d’antisémites les attaques antisionistes motivées par une haine des juifs », tout en ne reconnaissant pas comme antisémites les critiques à l’égard des politiques menées par l’Etat d’Israël. Et de citer le président de la République qui propose de « mieux lutter contre ceux qui cachent derrière le rejet d’Israël la négation même de l’existence d’Israël ».

Là encore, nous savons que certains dissimulent leur antisémitisme derrière une rhétorique « antisioniste ». Nous les avons, d’ailleurs avec d’autres, poursuivis devant les juridictions françaises qui sanctionnent fermement, jusqu’à de la prison ferme, les adeptes de ce travestissement. Mais en quoi cette définition de l’antisémitisme permettra-t-elle de mieux lutter contre ces dérives ?

A juste titre, les quelques lignes de cette définition ne mélangent pas la question de l’antisémitisme et celle de la politique israélienne, du sionisme et de l’antisionisme. Ce serait, en effet, se livrer à une assimilation dangereuse et injustifiée entre l’ensemble des juifs et la politique israélienne. Mais le président de la République semble avoir confondu antisionisme et antisémitisme, alors que ces deux notions ne se recouvrent pas, sauf détournement déjà pénalement sanctionnable, et en invitant, en juillet 2017, le Premier ministre israélien à la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv, il lui a reconnu une sorte de mandat de représentation de tous les juifs, donnant ainsi à penser, à tort, que cet homme, par ailleurs lui-même proche de dirigeants européens antisémites, aurait un quelconque titre à cela.

Déjà vide de sens et inopportune, cette proposition de résolution est donc aussi inutile et dangereuse. On est alors amené à s’interroger sur les raisons exactes qui justifieraient le vote d’une telle résolution.

S’agit-il de légitimer indirectement les commentaires de l’IHRA sur sa propre définition qui, citant des exemples d’antisémitisme, y inclut le fait de « faire preuve d’une double morale en exigeant d’Israël un comportement qui n’est attendu ni requis d’aucun autre pays démocratique » ? Retenir ce critère pour apprécier une critique de la politique israélienne reviendrait à prohiber de fait toutes critiques de la politique israélienne.

S’agit-il d’un pis-aller après que le gouvernement a, à juste titre, renoncé à créer un délit d’opinion pour réprimer celles et ceux qui se revendiquent « antisionistes », ce qui ne saurait être confondu ipso facto avec de l’antisémitisme ?

Quelles que soient les raisons qui ont conduit à cette proposition de résolution, aucune ne résiste à l’examen. Bien plus, et nous voulons insister sur ce point, elle génère plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.

La lutte contre l’antisémitisme a besoin d’universel et non de repli, de volonté et non de déclaration, d’engagement et non de manœuvres.

Cette résolution ne contribuera en rien à la lutte contre l’antisémitisme et portera atteinte à l’universalité de la lutte contre le racisme.

Comme la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) qui a réaffirmé son opposition à cette transposition en France, dans le rapport annuel sur l’état du racisme en France paru en avril 2019, nous vous demandons de ne pas l’adopter.

Vous trouverez en annexe la totalité du document diffusé par l’IHRA et les observations à ce sujet de la CNCDH.

Nous vous prions d’agréer, Madame la Députée, Monsieur le Député, l’expression de nos salutations distinguées.

 

Malik Salemkour, président de la LDH

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