Chronique de jurisprudence

Sélection d’études et de décisions du Conseil d’Etat– Etude adoptée par l’assemblée générale du Conseil d’Etat, le 19 décembre 2013.

Saisi par le Défenseur des droits, le 20 septembre 2013, le Conseil d’Etat rappelle, notamment, qu’entre l’agent public et l’usager du service public, il n’y a pas, en l’état actuel du droit, une tierce catégorie de personnes qualifiées de « collaborateurs » ou de « participants » au service public qui serait soumise, en tant que telle, à un statut exigeant une neutralité religieuse. Certes, ces notions de « collaborateur » ou de « participant » à un service public ne sont pas étrangères au droit administratif (par exemple, des arrêts du Conseil d’Etat sont relatifs à la responsabilité administrative de la personne publique lorsqu’une personne collaborant à une activité de service public subit un dommage) mais il n’en résulte pas pour autant un statut. Par conséquent, le Conseil d’Etat en déduit que les tiers au service public (comme d’ailleurs, en principe, les usagers) ne sont pas soumis à l’exigence de neutralité religieuse. Les restrictions à la liberté de manifester l’appartenance ou les croyances religieuses ne peuvent donc résulter que de textes particuliers ou de considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service public. Ces deux dernières restrictions, classiques en droit administratif, ne remettent aucunement en cause le principe car, dans une situation de fait donnée, il appartiendra à l’autorité publique (sous contrôle de la juridiction administrative) de démontrer en quoi (avec des éléments tangibles de preuve), par exemple, les tenues ou signes portés par les parents d’élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, portent atteinte à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service, ce qui ne sera que très exceptionnellement admis. Cette appréciation sera, en effet, contingente et relative. Le Conseil d’Etat précise ainsi que « s’agissant de considérations d’ordre public, la liberté reste la règle et seules les restrictions strictement proportionnées à l’objectif qu’elles poursuivent peuvent être admises. Les circonstances de fait sont évidemment déterminantes : tel fait susceptible de troubler l’ordre ou le bon fonctionnement d’un service eu égard à sa nature ou aux difficultés de son exécution (justice, administration pénitentiaire) pourra ne pas être considéré comme ayant cet effet dans un autre service ». Dans un Etat libéral (au sens politique du terme), la liberté est, en effet, le principe, sa restriction l’exception. Enfin, le Conseil d’Etat prend soin de préciser que « conformément aux termes de la saisine, cette étude s’est bornée à présenter, sur les questions posées, l‘état actuel du droit résultant des textes ou de décisions juridictionnelles. Elle ne comporte par suite aucune proposition de modifications de cet état de droit, lesquelles peuvent être décidées par les autorités compétentes, si elles le jugent opportun et dans la mesure rendue possible par les principes et règles constitutionnels et conventionnels qui ont été rappelés ».

– Ordonnance du président de la section du contentieux du Conseil d’Etat du 9 janvier 2014.

A propos de l’affaire Dieudonné, le juge des référés du Conseil d’Etat a eu l’occasion de statuer par plusieurs ordonnances dont seule la première sera présentée dans cette chronique. Par circulaire en date du 6 janvier 2014, relative au spectacle de Dieudonné M’Bala M’Bala, intitulé « Le Mur », joué au théâtre de La Main d’Or, à Paris, puis présenté en tournée à partir du 9 janvier 2014 dans plusieurs villes, le ministre de l’Intérieur, après avoir exposé la jurisprudence de la juridiction administrative, donnait instructions aux préfets de rappeler aux maires leurs pouvoirs en matière d’interdiction des spectacles et, le cas échéant, de prendre eux-mêmes des arrêtés d’interdiction. Sur la base de cette circulaire, le préfet de la Loire-Atlantique, par arrêté du 7 janvier 2014, interdisait le spectacle « Le Mur » qui devait être présenté le 9 janvier 2014 sur le territoire de la commune de Saint-Herblain. L’arrêté invoquait notamment que le spectacle, qui comportait des propos antisémites incitant à la haine raciale et faisait l’apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Deuxième Guerre mondiale, constituait en lui-même un trouble à l’ordre public, en raison de l’indignité et du trouble des consciences que ces propos provoquaient. Il rappelait que Dieudonné avait fait l’objet de neuf condamnations pénales, dont sept définitives, pour des propos de même nature. Enfin, il relevait que le spectacle était de nature à créer de sérieuses difficultés de maintien de l’ordre public aux abords de la salle, en raison d’un contexte de vives réactions de réprobation et de l’annonce d’une manifestation en vue de perturber ou d’empêcher le spectacle. La société de production du spectacle et Dieudonné saisirent alors le juge des référés du tribunal administratif de Nantes sur le fondement de l’article L.521-2 du Code de justice administrative qui permet d’ordonner en référé, en cas d’urgence, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale lorsqu’une atteinte grave et manifestement illégale lui est portée. Par ordonnance du 9 janvier 2014, le juge des référés décidait de suspendre l’exécution de l’arrêté précité. Le juge considérait, en premier lieu, que dans les circonstances de l’espèce, le motif tiré de l’atteinte à la dignité humaine (qui est une composante de l’ordre public selon une jurisprudence du Conseil d’Etat) ne permettait pas de fonder légalement l’interdiction. En second lieu, le juge estimait d’une part qu’il n’était pas établi que l’intéressé allait reprendre les mêmes phrases que dans ses précédents spectacles et commettre les mêmes infractions, et d’autre part qu’il ne résultait pas des pièces du dossier que le spectacle présenté depuis plusieurs mois sur la scène parisienne ait donné lieu à des troubles à l’ordre public, ni que le préfet ne disposerait pas des moyens nécessaires propres à assurer le maintien de l’ordre public. Le ministre de l’Intérieur interjetait aussitôt appel de la décision devant le juge des référés du Conseil d’Etat, et faisait valoir que d’une part le préfet avait pu, sans illégalité, procéder à l’interdiction du spectacle à raison de son contenu dès lors que ce dernier était connu et portait atteinte à la dignité de la personne humaine, et d’autre part le juge des référés du tribunal administratif de Nantes avait entaché son ordonnance d’une erreur manifeste d’appréciation en estimant que les troubles à l’ordre public susceptibles d’être provoqués par le spectacle n’étaient pas suffisants pour justifier la mesure attaquée. Par ordonnance du 9 janvier 2014, rendue quelques heures après l’ordonnance du juge du tribunal administratif de Nantes, le président de la section du contentieux, statuant en référé, annulait (au visa notamment des arrêts du Conseil d’Etat Benjamin du 19 mai 1933, Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 et Mme Hoffman-Glemane du 16 février 2009) l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nantes et, par voie de conséquence, validait l’arrêté du préfet de la Loire-Atlantique. Le Conseil d’Etat rappelait tout d’abord que « l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; qu’il appartient aux autorités chargés de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de réunion ; que les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ». Le juge ajoutait ensuite que la réalité et la gravité des risques de troubles à l’ordre public mentionnés par l’arrêté litigieux étaient établis tant par les pièces du dossier, que par les échanges tenus au cours de l’audience publique. Le juge estimait, par conséquent, qu’« au regard du spectacle prévu, tel qu’il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes, ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et par la tradition républicaine ; qu’il appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ; qu’ainsi , en se fondant sur les risques que le spectacle projeté représentait pour l’ordre public et sur la méconnaissance des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l’Etat de veiller, le préfet de la Loire-Atlantique n’a pas commis, dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative, d’illégalité grave et manifeste ».

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