2002 – RAPPORT ANNUEL – N°120 – Le sécuritaire contre la sécurité – (octobre-décembre)

Éditorial : « Droits-de-l’hommistes » pour longtemps encore … »
Sommes-nous des « droits-de-l’hommistes » ? L’expression a été employée par le ministre de l’Intérieur pour nous désigner, avec d’autres, parce que nous avons commis l’impertinence de critiquer son projet de loi. Si ce vocable veut dire que nous avons pour boussole le respect d’un certain nombre de principes que l’humanité a mis des siècles à construire, bien entendu nous le revendiquons totalement. S’il signifie que nous serions des «intégristes» des droits de l’Homme, nous sommes alors amenés à nous interroger sur la pensée du ministre de l’Intérieur. Les droits de l’homme seraient-ils, pour lui, une notion relative dont le contenu peut être modifié selon les situations ou les climats? Inquiétante perspective que celle d’un ministre de la République enfourchant la thématique de ceux qui nous servent que le respect des droits de l’Homme peut subir tous les accommodements possibles. On ne s’attardera pas sur le fait que c’est là le discours des États mais, faut-il s’en étonner, jamais celui des personnes dont les droits sont violés…
En toute hypothèse, il y a, dans l’usage de cette dénomination, le même mépris que d’autres mettaient dans l’expression « chers professeurs » pour tenter de discréditer ceux qui, pendant la guerre d’Algérie, élevaient la voix contre la torture et le sort fait au peuple algérien.
Décidément, ce gouvernement supporte mal la contradiction, et a une fâcheuse tendance à confondre le débat démocratique et le monologue d’un pouvoir qui n’est pourtant jamais que celui du moment.
Mais si invective il y a, c’est bien que ce que nous avons dit a fait mouche. Le projet de Nicolas Sarkozy révèle une conception duale de la société, où la précarité d’une situation sociale devient un délit. Quoi qu’en dise l’intéressé, c’est bien de cela qu’il s’agit, sauf à ce qu’il réussisse à prouver qu’embastiller un mendiant, une prostituée ou les gens du voyage aura le moindre effet sur l’incendie d’une voiture. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme, malgré le changement très orienté de sa composition, n’a pas dit autre chose dans un avis qui devrait conduire le ministre de l’Intérieur à la qualifier de dangereuse assemblée de « droits-de-l’hommistes ».
Ce projet montre aussi l’idée que Nicolas. Sarkozy se fait des citoyens. En les réduisant à une masse soumise au bon vouloir des forces de l’ordre, en les transformant en fiches policières par millions, le gouvernement tente de conférer à l’État des pouvoirs exorbitants. Au risque même d’entraver l’objectif qu’il s’est fixé. Sachant que le travail de la police repose avant tout sur le lien de confiance qu’elle entretient avec la population, qu’en sera-t-il lorsque chacun pourra constater qu’elle dispose de moyens arbitraires qu’elle appliquera nécessairement arbitrairement ?
Peut-être serait-il temps de s’interroger sur la multiplication des incidents qui opposent les gens les plus divers aux forces de police à propos de banals événements de la vie quotidienne. Il ne s’agit pas ici de quelques «délinquants de banlieues» qui s’affronteraient aux forces de police, mais de gens ordinaires – même si la vérité commande de relever que, souvent, ils ont un aspect qui se différencie de celui d’un blond aux yeux bleus… – qui se trouvent confrontés à certains comportements de certains membres des forces de l’ordre. La multiplication des procédures pour outrage et rébellion, la complaisance que met l’institution judiciaire à n’entendre qu’un seul son de cloche, la quasi-impossibilité de faire sanctionner les débordements, tout cela conduit à enfermer les forces de l’ordre dans un rôle qui est celui de garde-chiourme, et non celui d’une force publique au service des citoyens.
En même temps, le gouvernement tient un discours à propos des étrangers qui n’est pas sans intérêt : remise en cause de la double peine, constat que l’immigration est une réalité et que l’immigration zéro est un mensonge, proposition d’un contrat d’intégration. Voilà qui ne peut être dédaigné. Encore faut-il qu’il ne s’agisse pas de simples effets d’annonce. Nous aurons l’occasion de le voir dans les semaines et les mois à venir. Mais, d’ores et déjà, la réalité nous rend prudents. Déjà, le droit de vote des étrangers non communautaires est d’office mis de côté. Ailleurs, l’attitude adoptée à propos du droit d’asile à Sangatte et dans la région de Calais atteste plutôt d’une politique à courte vue et d’une volonté de rejeter les demandeurs d’asile en prenant garde à ce que cela se passe sans trop de heurts. Il n’est jamais bon de voir au journal télévisé les matraques se lever sur des malheureux qui errent sans domicile et sans nourriture.
Voilà pourquoi nous serons, effectivement, toujours des « droits-de-l’hommistes », sourcilleux par essence face à toute violation des droits. Il faudra bien que le gouvernement s’y fasse : cela dure depuis plus d’un siècle, et ce n’est pas prêt de s’arrêter.

Introduction au dossier : « la dérive sécuritaire », Gilles Manceron 
La meilleure manière de faire accepter une politique est de faire admettre comme une réalité d’évidence l’existence des phénomènes auxquels on affirme apporter une réponse. Ainsi, ceux qui défendent des mesures xénophobes ou sécuritaires, ont gagné la partie s’ils réussissent à imposer comme une donnée de « bon sens » l’existence d’un « problème de l’immigration » ou d’un « problème d’insécurité ». C’est pourquoi ce dossier préparé avec la collaboration active de Laurent Mucchielli, sociologue et chercheur au CNRS, s’attache avant tout à réfléchir sur les représentations et analyses qui servent de base à toutes les politiques sécuritaires.
Ainsi, Pierre Tévanian examine l’idée reçue selon laquelle la « violence des jeunes » connaîtrait une expansion sans précédent qui appellerait une répression accrue. La question des chiffres de l’insécurité
 joue aussi un rôle essentiel dans la manière d’induire telle ou telle politique. Bruno Aubusson de Cavarlay souligne que le champ couvert par la statistique du ministère de l’Intérieur est très incomplet : de nombreuses infractions routières, fiscales, douanières, relatives au droit du travail ou aux atteintes à l’environnement en sont exclues.  Elle met l’accent sur un « taux d’élucidation » (100% pour les infractions concernant l’usage des stupéfiants ou le séjour des étrangers) qui ne veut pas dire grand chose.
Alors que la référence à la « tolérance zéro » est récurrente, Laurent Mucchielli montre que dans le modèle de New-York, la petite délinquance et les désordres tels que la mendicité, la prostitution ou l’errance d’alcooliques ou de toxicomanes, ont reculé, mais pas le nombre d’homicides, les bagarres entre voisins ou groupes de jeunes et la violence domestique, beaucoup plus meurtrières. Patrice Dunaigre explique que la réforme du droit pénal des mineurs introduite par la loi Perben remet en cause la primauté de l’acte éducatif et tend à générer des logiques binaires opposant les « mineurs dangereux » à une société effrayée. Comme nous le montrent Cécile Carra et Daniel Faggianelli, au sujet des violences à l’école, on stigmatise souvent les catégories les plus défavorisées et accuse les inégalités entre les établissements, réactualisant la vieille maxime : « classes laborieuses » = « classes dangereuses».
Les « bavures policières » ne sont que l’écume de violences routinières liées au travail policier vis-à-vis des jeunes en situation d’oisiveté dans l’espace public. Comme l’explique Antoine Spire, trois affaires particulièrement graves ont motivé la constitution d’une commission d’enquête. Tandis que Fabien Jobard montre que le questionnement sur les finalités et les modalités de l’intervention de la police n’a fait que régresser depuis la loi du 4 mars 2002, préparée par le député Julien Dray, tout comme la préoccupation d’une « Politique de la ville » qui modifie le terrain sur lequel se développe la délinquance.
Les discours sur les « mafias » et les « zones de non droit » comportent aussi de nombreux clichés qui témoignent d’une méconnaissance des véritables données de l’économie souterraine dont Michel Kokoreff montre la complexité. C’est donc à repenser la prévention pour « faire société » que nous invite l’ensemble de ce dossier. L’enjeu n’est pas de rompre avec une prévention supposée « angéliste », mais de construire des réponses fondées sur la recherche de l’égalité et les droits de l’Homme, car le « sécuritarisme » est fait, en réalité, de dispositifs dangereux et illusoires.

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