2002 – RAPPORT ANNUEL – N°119 – Victor Hugo et le droit – (juillet-septembre)

Éditorial : « Une œuvre inscrite dans notre présent »
Il faut avoir la capacité, parfois, de quitter l’actualité politique, même quand celle-ci est difficile, pour d’autres sujets qui nous sont chers et qui constituent les fondements de notre culture commune. Je veux parler de Victor Hugo, dont on célèbre cette année le bicentenaire. Le sujet s’impose. Non seulement parce qu’il est le plus grand poète français, mais parce qu’il ne dissociait pas sa parole d’écrivain de ses engagements dans la cité. Engagements qui furent multiples : contre la peine de mort dès 1829, pour la défense de tous les droits, ceux des peuples et ceux des individus, pour l’Europe et pour une République universelle. Inutile de faire ici un catalogue : disons plutôt que pour lui tout repose sur la liberté totale de conscience, que la conscience est faite de science et de connaissance, et que l’ennemi, c’est le conformisme.
Sur cette base, on le voit combattre l’obscurantisme clérical et défendre la liberté de religion, ou encore, tout en regrettant les violences communardes, offrir chez lui l’asile aux proscrits de la Commune. Partisan du progrès industriel et du développement économique, il refuse que certains s’enrichissent aux dépens des autres et que la société produise son envers, cette chose innommable qui s’appelle la misère et qui est le sujet de son plus célèbre roman. Beaucoup de ses combats sont encore les nôtres et cette morale républicaine, socialiste et laïque qui émane de son œuvre, une morale qui par bien des aspects a gardé son pouvoir de subversion, est profondément inscrite dans le patrimoine civique et politique de la LDH.
Sa manière d’adresser ses discours au peuple par-dessus la tête des députés, de toujours « lui parler souverainement, car il est souverain » et d’être trop respectueux du peuple pour céder jamais à cultiver la peur des « classes dangereuses » semble aujourd’hui bien oubliée.
Ses détracteurs ne s’y sont pas trompés, qui n’ont cessé de voir en Hugo un symbole de la République sociale. De voir en lui celui qui a su instaurer une communication directe avec le peuple, avec les « petits », sans jamais les abaisser mais avec, au contraire, la préoccupation constante de les élever et de faire reconnaître leur dignité. « Je voudrais que ma voix fût entendue sur le boulevard », disait-il déjà en 1848 quand il siégeait à l’Assemblée constituante de la IIème République. Un peu plus tard, dans son « Discours sur la misère », il rompra avec les conservateurs et consacrera l’essentiel de son éloquence à dénoncer les réticences de son propre parti envers la politique sociale qu’il appelait de ses vœux. Perçus sur l’heure comme une trahison, c’est cette générosité et ce courage que l’Histoire retiendra dans son évolution politique et humaine. Une évolution résolue qui reste pleine de leçons.
À nous de profiter de cette commémoration pour revivifier son héritage. En cette année Hugo, le monde enseignant est très mobilisé, académie par académie, autour de projets très variés dans le cadre desquels des partenariats sont possibles. Le site www.victorhugo.education.fr nous en tient informés. C’est l’occasion pour les sections de la LDH de leur apporter leur concours. Et, pour préparer des conférences, on peut recommander la lecture d’une anthologie très utile, parue au Livre de poche, due à l’un de nos amis hugolien et ligueur, des Écrits politiques de Victor Hugo.
C’est pour rappeler l’actualité de son œuvre et de ses engagements, pour armer tous ceux qui voudraient inscrire leurs initiatives dans le cadre du bicentenaire de sa naissance, qu’Hommes & Libertés consacre un dossier à ce Victor Hugo qui est le nôtre. 

Introduction au dossier : « Victor Hugo, notre contemporain », Nicole Savy 
Notre association, qui tient son nom de la Révolution française et est née à la fin du XIXème siècle, compte Victor Hugo parmi les hommes qui fondèrent son programme de démocratie, de paix et de droit. S’il ne fut pas principalement ce qu’on entend d’ordinaire par «Homme politique» – mais il le fut aussi -, il ne séparait pas la poésie de la politique, et utilisa sa plume comme une arme, concevant ses Châtiments comme une condamnation de Louis Napoléon Bonaparte, mais aussi Les Misérables comme la dénonciation d’un système social tout entier. Il considérait la littérature comme un moyen d’agir sur le réel – dont elle fait partie – et comme une arme philosophique, politique et historique. Le grand Hugo d’après l’exil, à la fois prophète romantique, ennemi de la peine capitale, apôtre de la république universelle et socialiste, ne fut pas le bien-pensant défenseur d’une idéologie humanitaire à laquelle certains tentent de le réduire, mais une grande voix populaire, déterminée à se faire entendre dans la construction d’une civilisation de progrès, quoique sans illusions sur les cheminements parfois erratiques de l’histoire.
S’il est une unité de l’homme, de sa pensée et de son œuvre, elle réside dans son anticonformisme : Hugo n’est jamais exactement là où on l’attend. Jeune royaliste, admirateur de Chateaubriand, il écrit dès 1829 un petit roman, Le Dernier jour d’un condamné, qui est une condamnation radicale et pour lui définitive de la peine de mort, et en 1834 Claude Gueux, qui accuse la société à la fois de produire la misère et de la punir par un système pénal scandaleux. Ce ne sont certainement pas les positions que défendent alors ses amis, partisans du Trône et de l’Autel. Chef de file de la jeune école littéraire, il définit le romantisme comme la liberté dans l’art. Vers la fin de la monarchie de Juillet, il est un écrivain célèbre et fréquente le roi Louis-Philippe. Nommé pair de France, élu académicien, il traite les académiciens de charlatans dans Le Rhin, témoigne au poste de police en faveur d’une fille publique molestée par un bourgeois, visite les caves de Lille, bref, fait tout le contraire de ce qu’on attendrait d’un notable. La mort de sa fille Léopoldine et le scandale public d’une liaison adultère contribuent à le retrancher d’un système auquel il n’adhère pas. Venu à la politique à travers les questions pénales et sociales, il commence à écrire Les Misères, grand roman que la révolution de 1848 vient interrompre. Représentant du peuple, républicain modéré, il rejoint l’extrême gauche républicaine et s’oppose à la dictature du futur Napoléon III. C’est désormais avec lui que la République va siéger, aux yeux du monde entier : en dehors de la France, pendant les dix-neuf années que dure son exil. On l’accuse parfois d’opportunisme politique : accusation erronée. D’abord parce qu’on le vit souvent agir contre ses propres intérêts, refuser une pension du roi ou assumer courageusement son anticonformisme; surtout parce que son cheminement part des questions sociales et pénales, de la question du droit, pour arriver à une prise de conscience progressive de ses conséquences politiques.
Les légendes ont la vie dure. On a fait de lui un don Juan, un avare, un ambitieux de portefeuille ministériel, expliquant même que c’est parce que Louis Napoléon Bonaparte lui refusait d’être ministre qu’il passa dans l’opposition. C’est une absurdité : il avait bien autre chose à faire, c’est-à-dire à écrire, et une trop haute idée de son génie pour envisager de perdre son temps et d’être l’un des seconds du médiocre neveu du grand-oncle, auquel il est beaucoup moins absurde de comparer Victor Hugo.
Son attitude lors de la Commune de Paris, comparable au jugement qu’il porte sur 1793, offre un autre exemple de sa liberté de pensée. Dans son principe, il en est partisan. Mais il ne peut approuver ni son mode de gouvernement ni sa violence, et moins encore l’effroyable bain de sang qui la réprime. Alors il défend opiniâtrement l’amnistie pour les communards, combat qui va durer une dizaine d’années. Entre-temps, parti régler des affaires en Belgique, il leur offre publiquement, dans sa maison de Bruxelles, l’asile qui est pour lui un droit sacré. Il est immédiatement victime d’une tentative d’assassinat par une bande de jeunes factieux. La police belge, prévenue, se garde d’intervenir, et un décret d’expulsion du vieux poète est honteusement signé. Contre le droit, l’ordre moral l’a emporté; mais Hugo reste inflexible.
«Nous vivons dans une société sombre. Réussir, voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la société en surplomb. Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès», écrit-il au début des Misérables, critiquant déjà ce que nous appelons la société du spectacle et ceux qui «confondent avec les constellations de l’abîme les étoiles que font dans la vase molle du bourbier les pattes des canards». Ce que le roman met surtout en évidence, c’est une société qui à certains égards ressemble à la nôtre : coupée en deux au point de former deux sociétés différentes, le haut et le bas, les riches et les pauvres. En haut la richesse, le savoir-faire, le pouvoir. En bas la misère, l’ignorance, l’impuissance sociale, l’absence de tout espoir, le risque de la délinquance et de la prostitution. Ce sont les riches qui produisent, et bien sûr qui rejettent les misérables; ils forment deux sociétés qui ne communiquent plus, qui ne parlent pas la même langue. Accusé de vol de pommes et de récidive, le paysan Champ Mathieu assiste à son propre procès sans comprendre ce que l’on dit : la langue des juges et des avocats lui est totalement étrangère. Langue populaire et argot sont les outils de ceux qui sont au bord de cette chose sans nom, la misère. Trop nombreux pour être appelés des exclus, ils forment un autre monde séparé du premier par la convoitise et l’ignorance, habitué à inspirer la méfiance et la peur. Ce sont les misérables, à la fois classes laborieuses et classes dangereuses, petit peuple des faubourgs qui commencent à vider les campagnes et à emplir les prisons et les bagnes. Les responsables, pour Hugo? Ceux du haut. Les remèdes? Les libertés publiques, le développement économique et surtout, avant tout, l’école.
Il peut paraître souvent contradictoire. Partisan de la Sociale, ce socialiste est étranger à toute idée de lutte des classes. Ennemi de l’ordre moral, cet homme très riche pratique très généreusement la charité; capable d’anticléricalisme violent, détestant un Veuillot et tout ce qui lui ressemble, il est profondément croyant et respecte le Christ comme l’emblème de la souffrance humaine. Libertaire par bien des aspects, il règne patriarcalement sur sa famille. Père fondateur de la IIIème République, certes, mais inclassable et rebelle. Il a mené campagne contre la peine de mort, pour la liberté de la presse et des théâtres, contre les pogRoms, contre le sac du Palais d’été, contre des jugements iniques, contre l’esclavage. Défenseur en tout cas de tous les droits : ceux des femmes, des enfants, des pauvres, des prisonniers, des peuples opprimés, sa liste est sans fin et, malheureusement, c’est encore la nôtre.

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