Elisabeth Allès, 1953-2012

Elisabeth Allès est décédée le 1 janvier 2012. Pierre Tartakowsky a prononcé, l’hommage suivant au funérarium du Père Lachaise le 7 janvier 2012.Mesdames, Messieurs, Madame Alles, chère Frédérique, chers
Manuel et Florence, chers amis, Elisabeth nous a quittés au premier jour de l’année nouvelle, avec cette discrétion élégante qu’elle mettait en toutes choses.

La mort a frappé haut.

Elle nous prive d’une amitié rayonnante, nous arrache ce
sourire dont nous nous sentions, tous et à jamais en quelque
sorte, co-propriétaires. Elle nous contraint à prendre à tâtons la
mesure de ce manque soudain et nous laisse un peu moins
entiers, un peu moins en vie, désolés.

Elisabeth faisait partie de ces personnes rares dont il n’est nul
besoin de les connaître vraiment pour les aimer d’emblée, sans
restriction. Pourquoi ? Sans doute, sans doute du fait d’une
présence lumineuse, d’une écoute attentive et modeste, d’une
intelligence accueillante… Même si égrener ces vertus ne
dissipe en rien le mystère, la vie d’Elisabeth témoignait sans
conteste de leur somme bienveillante et chaleureuse.

Sa vie, Elisabeth la tissait au gré et au rythme des tumultes du
monde, de ses turbulences, de ses passions ; elle en avait
acquis l’étoffe et la dimension, l’intelligence et la diversité.
Passionnée dans un monde trop souvent glacial, elle renouait
sans cesse les fils d’une fraternité décousue et c’était aussi sa
façon bien à elle d’être anthropologue au CNRS.
Elle ne se contentait pas d’étudier l’Homme en ses facettes,
elle avait entrepris de participer à son amélioration ; elle y
consacrait son coeur et son intelligence, son temps et ses
espoirs.

Persuadée que pour réussir à transformer le monde il
fallait s’attacher à le comprendre en ses profondeurs, elle
scrutait sa diversité, la bigarrure des cultures, des moeurs et
des langues avec la curiosité gourmande des vrais amoureux
de la vie. Cette passion confortait chez elle la conviction que
l’humanité n’est réellement humaine que dans la
reconnaissance pleine et entière de son universelle diversité.

Dans une époque de globalisation, cette conviction avait fondé
chez elle un engagement global – dans une autre période on
aurait dit internationaliste – contre toutes les formes d’injustice
et d’oppression, pour les droits et les libertés. Scientifique
reconnue, militante des droits de l’Homme, Elisabeth aimait le
monde en ses quatre coins et en retour, ils s’incarnaient, au fil
de ses voyages, de ses rencontres et de ses engagements, sous
le visage de l’amitié.

D’Iran ou de Chine, d’Aubervilliers, Tabriz ou Grozny, ses
amis et ses amies, peuplaient son univers et souvent aussi sa
maison, toujours ouverte aux prospecteurs de la solidarité.

Car Elisabeth était une femme de convictions organisées ;
adhérente à la LDH depuis 1992, dans la section de l’Ecole
des hautes études en sciences sociales, elle était l’une des
responsables de notre association, membre à plusieurs reprises
de son Comité central, puis de son Bureau national. Elle
participait à l’animation du travail de travail « Questions
internationales » de la LDH et à ce titre devint l’une des
secrétaires générales adjointes de la FIDH, représentée ici par
sa présidente Souhayr Belhassen.

Ce niveau d’engagement ne
devait jamais, chez elle, étouffer le sens critique et la liberté de
la chercheuse. L’accord, chez Elisabeth, ne pouvait tout
simplement pas être inconditionnel : il prenait la forme d’un
acquiescement plein et entier, sous réserves pourtant, parce
que la vie est toujours plus complexe que les analyses
politiques d’un moment.

Il serait fastidieux et vain de s’essayer à dresser la liste des
activités auxquelles elle prêta ses connaissances et son
expérience ; je veux simplement rappeler qu’elle avait fait de
la lutte pour les sans-papiers la pierre de touche de
l’engagement pour les droits dans le monde et souligner
l’importance de son rôle au sein du groupe « Chine » de la
LDH, tant dans l’édition de son bulletin mensuel que dans ses
actions de soutien aux militants chinois.

Elisabeth était tout cela et bien davantage. Elle savait, d’une
façon subtile et singulière, être passeur de cultures, passeur
d’entre mondes.

Elle avait ce talent.

Je voudrais l’illustrer d’une anecdote ; longtemps, Elisabeth
ne fut pour moi, jeune élu au Comité central de la LDH, qu’un
sourire timide surmonté d’une paire de lunettes aux verres
ronds, légèrement ovalisés, une monture un peu passée de
mode. Elisabeth n’était pas de celle qui prenne la parole pour
un oui ou un non et je n’appris qu’incidemment, un jour,
qu’elle « parlait chinois », ce qui évidemment ne laissa pas de
m’impressionner. Plus tard, et alors qu’elle souffrait d’une
fracture du pied, je pris le pli de la raccompagner chez elle en
voiture après les réunions de bureaux de la Ligue, car nous
étions voisins. Nous parlions alors de tout et de n’importe
quoi. Mais évidemment pas en chinois.

Une fin d’après-midi, la violence du monde plaça devant ma
porte un homme et une femme, le premier frappant
violemment la seconde à grands renforts de cris aigus. Je
réussis à chasser l’homme et à persuader la femme d’accepter
un verre d’eau. Après m’être enquis de sa situation – avec
papiers ou sans papiers – j’entrepris de la persuader de déposer
une plainte contre son agresseur, en fait son mari.
La peur de cette femme était tangible ; elle voulait se défendre
mais redoutait les conséquences, les retombées sur ses
enfants… Tout cela était d’autant plus confus et embrouillé
que l’essentiel de son propos se tenait… en chinois.

Que faire, sinon appeler Elisabeth ?

Au son de sa langue maternelle, la femme se métamorphosa ;
elle devint volubile, chantante, vive ; à l’autre bout du
téléphone, j’entendais comme en réponse les mêmes
miaulements, la même vivacité, je voyais, pour ainsi dire
Elisabeth argumenter, écouter et plaider, en chinois, d’une
femme à l’autre…

Je me souviens encore avoir eu, d’un bout à l’autre de cet
échange entre deux personnes qui jamais ne s’étaient
rencontrées, le sentiment étrange d’être partie prenante, de
hocher la tête au même rythme qu’Elisabeth, bref, de tout
comprendre.
Lorsque la femme raccrocha, transfigurée et comme
réconciliée avec elle-même, elle avait décidé de porter plainte.
Une langue pleine d’empathie, de justice et d’amour, étrangère
mais universelle : c’était surtout cela, le parler chinois
d’Elisabeth.

Elle ne nous le fera plus entendre. Et seule l’absence, la
douloureuse absence nous donnera la mesure de ce silence à
venir et des liens défaits ; d’ores et déjà nous percevons qu’il
nous sera plus difficile, plus douloureux de continuer à parler
sans elle.
Nous devrons pourtant continuer, avec le coeur alourdi du
chagrin de son absence. Nous essaierons d’y faire face en nous
souvenant du léger flou de son sourire, de son regard
compréhensif et exigeant, de son amitié engagée et fidèle.
Fasse que ces souvenirs nous accompagnent, nous, sa famille,
tous ses amis et que nous puissions ainsi, longtemps, la sentir
cheminer à nos cotés.

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