Antiracisme, quand l’universel passe par les singuliers

« Marchons contre le racisme » ; le mot d’ordre central et rassembleur des manifestations du 30 novembre a pour lui la force de la simplicité et de l’évidence. Son adoption par le collectif organisateur à pour autant donné lieu à des échanges qui éclairent les difficultés de la rencontre et de la convergence, et vérifient que l’unité et la dynamique ne sont (ré)appropriées par les acteurs qu’au travers un travail constant de redéfinition.Au départ, une provocation raciste, d’une brutalité inouïe, tellement inouïe d’ailleurs qu’elle sidère un temps toutes celles et ceux qui, paradoxalement, sont vigilants contre le racisme tout en le pensant sur un terrain qui n’est pas celui où il explose brutalement. Soyons justes : l’actualité s’y prête. La période a été avantage marquée par des propos – et des actes – anti-Roms, par des propos – et des actes – islamophobes, par des propos – et des actes – xénophobes, par des propos – et des actes – homophobes. Le renvoi sine die du droit de vote et d’éligibilité des résidents non européens, le refus de même tester des récépissés d’identité, les manifestations récurrentes du printemps français, tout cela crée un climat. Un sale climat.

Ce qui explique d’ailleurs que la Ligue des droits de l’Homme, la Licra, le Mrap et SOS Racisme signent un texte dans lequel elles lancent ensemble « un appel solennel aux responsables gouvernementaux et politiques, aux élus et aux candidats pour que, quels que soient leurs engagements partisans, ils condamnent toute désignation de boucs émissaires, ils refusent que la haine fasse programme, refusent toute réhabilitation du racisme, refusent que la brutalité verbale toujours annonciatrice de passages à l’acte dramatiques envahisse l’espace démocratique ».

L’agression raciste à répétition, dont Christiane Taubira est la cible, confirme le bien fondé de l’analyse et le fait qu’elle n’est pas partagée par toute la représentation républicaine ; les députés UMP restent assis lorsque l’Assemblée nationale se lève en solidarité. Le fondateur du Front national pousse le bouchon en assimilant la garde des Sceaux à l’anti-France. Bref, le racisme revendique hautement le fait d’être un argument politique aussi légitime que les autres.

La riposte démocratique de la société civile, elle, semble aller de soi. D’autant que l’émotion
qui traverse le monde associatif et syndical témoigne d’une même sensibilité, d’un même rejet de l’odieux, d’une même volonté de lui porter un coup d’arrêt en restaurant la dignité du débat public. Reste évidemment à concrétiser cette identité et à la porter comme une affirmation civique collective. Ici se vérifie que ce que l’on peut aborder comme une vérité d’évidence s’avère en fait un travail de réelle complexité.

Tout simplement parce que les acteurs associatifs et syndicaux présents abordent le sujet à partir de leur propre histoire et de leur propres priorités. Pour nombre de présents, il s’agit de faire front à un acte raciste qui exprime une situation générale dégradée, évoquée en début d’article. L’antiracisme ne se divisant pas, il n’a pas besoin d’être spécifié et doit, presque naturellement, porter haut toutes les bannières qu’il rassemble. Pour d’autres, singulièrement ceux qui ont toutes les raisons de se sentir intimement visés par les insultes adressées à Christiane Taubira, il est essentiel que la riposte, justement, soit spécifiée. Hors de question de « noyer » la cause noire et son histoire, lourdement marquée par l’esclavage, dans un front mêlant toutes les victimes. Pour les premiers, racisme, xénophobie, discriminations renvoient à une trinité unique dont il faut dénoncer le caractère intrinsèquement pervers. Pour les seconds, dont beaucoup soulignent leur appartenance à la nation française, cela relève d’un mélange confusionniste. L’antiracisme étant ainsi « au-dessus » du politique, hors de question de fustiger l’extrême droite car elle n’en a pas le monopole et cela prête le flanc aux récupérations politiciennes…

A cette première distinction s’en ajoute une seconde, qui touche à la définition même du racisme et à ce que cela entraine en termes d’alliances, singulièrement avec les organisations syndicales.

Pour le résumer de façon un peu brutale, la dénonciation du racisme doit-elle s’organiser autour des seules valeurs humanistes – le racisme est une pensée abjecte et entraîne des actes odieux – ou doit-elle aller plus loin en dénonçant la fonction politique de division à l’infini des femmes et des hommes entre eux, à l’opposé du projet républicain qui vise à rassembler sur une base d’égalité ? Autrement dit, faut-il pour dénoncer les agressions contre Christiane Taubira, impliquer le chômage et l’austérité ? Et, si oui, en quels termes, compte tenu que sur ces questions, associations et syndicats sont loin d’être unanimes entre eux ?

Dans les discussions qui se sont nouées autour de ces enjeux, les valeurs républicaines ont servi de point de repères et permis de dépasser ce qui relevait davantage de craintes que de réelles contradictions. Là encore pour le dire vite, de rassembler « gauche morale » et gauche sociale ». En atteste le texte de l’appel aux manifestations du 30 novembre publié dans cette même lettre.

Les débats préparatoires à sa rédaction ont mis en évidence le fait que l’on ne peut pas combattre le racisme en général, comme une sorte de tout uniforme, en ignorant, ou en apparaissant ignorer, ses victimes spécifiques, désignées à un instant T. Et, corrélativement, qu’en rester à ces seules victimes revenait à s’enfermer dans le jeu de rôle écrit par la pensée raciste. La dynamique de rassemblement passe donc par la capacité à reconnaître la spécificité des populations visées tout en articulant leur protestation à un ensemble de valeurs, par définition plus vaste et rassembleur, chaque partie prenante venant « comme elle est », avec ses bagages, ses priorités et sa culture spécifiquement antiraciste. D’où un appel antiraciste, au singulier, qui dénonce les visages hideux du racisme, le pluriel faisant à la fois ouverture et articulation. D’où, également, non pas la stigmatisation des effets de crise économique mais l’inscription de l’épisode dans un contexte et l’esquisse des rapports du premier au second.

Ainsi se vérifie une fois de plus que l’universalité – des droits et des combats – passe par une prise en compte des singularités, qu’il s’agisse de situations, de populations, de cultures ou d’engagements citoyens. Une prise en compte tissée de débats, d’écoute et de constructions croisées de citoyenneté.

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