Violations du droit à l’éducation à Mayotte : nos associations exigent des solutions

Lettre ouverte commune LDH-Fasti-Gisti adressée à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports

Monsieur le Ministre

Le 20 novembre 1989, l’Assemblée générale des Nations unies approuvait à l’unanimité de ses membres la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide).

L’article 28 de cette convention prévoit que « Les Etats parties reconnaissent le droit de tout-e enfant à l’éducation. Ils fournissent une information et une orientation scolaires et professionnelles accessibles à toutes et à tous et veillent à ce que la discipline scolaire respecte les droits et la dignité de l’enfant. »

La Journée internationale des droits de l’enfant « est l’occasion de valoriser les actions éducatives menées avec les enseignants et les acteurs de l’enfance tout au long de l’année. Les enfants ont des droits. Aux adultes de garantir leur respect. »[1]

Parmi ces droits, il y a celui de l’éducation. Or, dans le département de Mayotte, des milliers d’enfants sont privés d’école.

Les carences en personne et en salles sont très anciennes, elles perdurent depuis longtemps et ne peuvent servir d’excuse : la situation actuelle, largement prévisible, résulte de l’incurie des pouvoirs publics[2].

Si le nombre de naissances est connu chaque année (8000 en 2007, plus de 9000 depuis le milieu des années 2010), vous n’êtes pas sans savoir  que 70 % de la population de l’île a moins de 30 ans et que le nombre des femmes en âge de procréer est amené à augmenter, comme elle a augmenté depuis deux décennies, et donc que dans les prochaines années, même si le taux de fécondité diminue, le nombre de naissances et d’enfants en âge d’être scolarisés va augmenter et probablement dépasser la barre des 10.000 naissances par an. Ce raisonnement logique était valable il y a 20 ou 10 ans. Les pouvoirs publics, dans 10 ou 20 ans, vont-t-ils encore oser justifier une violation d’un droit fondamental par le fait que la situation les a pris de court, et justifier ainsi le recours à des expédients pour masquer la carence parfaitement organisée des moyens et de ces violations répétées ?

Depuis deux décennies, des autorités indépendantes telles que la Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde) et le Défenseur des droits dénoncent cette situation en rappelant que le contexte de Mayotte ne saurait exonérer les pouvoirs publics de leurs obligations fondées sur la Convention internationale des droits de l’enfant.

En 2018, un énième plan de rattrapage pluriannuel d’investissement d’un montant de 500 millions d’euros pour l’éducation avait été voté par le gouvernement. Il était alors question de réduire le nombre des classes fonctionnant en rotation et de développer la restauration scolaire.

Trois ans plus tard, force est de constater l’écart entre la programmation des ouvertures de classe dans le premier degré et celles réellement ouvertes. La presse dévoilait récemment qu’au cours de la période 2014-2018, pour 286 salles neuves programmées 67 seulement avaient été construites soit un taux de réalisation de 23 %[3]

Pour la rentrée scolaire 2021-2022, environ 10.000 enfants âgés de 3 ans étaient attendus pour rejoindre les bancs d’une école maternelle. Ils seront 10.000 de plus à la rentrée suivante.

Les services de l’Etat sont parfaitement en mesure de connaître longtemps à l’avance les besoins du territoire et ne sauraient se retrancher derrière le manque d’informations transmises par les communes pour aujourd’hui justifier le déploiement d’un dispositif dérogatoire dit de classes itinérantes, lequel accueille depuis plusieurs mois des centaines d’enfants soumis à l’instruction obligatoire.

De surcroît, le droit à être scolarisé dès l’âge de trois ans ne résulte pas de la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019[4]. Ce texte est simplement venu abaisser l’âge de la scolarisation obligatoire en insistant sur la gravité des manquements qui pourraient en résulter.

Les années passent et le constat reste le même : celui de l’inadéquation entre les moyens mis en œuvre et le nombre d’élèves en âge en droit et même dans l’obligation d’être scolarisés.

Les rares informations dont nous disposons sont celles communiquées par le rectorat de Mayotte au juge des référés du tribunal administratif [5]saisi de onze requêtes déposées par des parents confrontés à des décisions de refus implicites de scolarisation de leurs enfants âgés de 3 à 5 ans.

Sans surprise, c’est « l’absence de locaux disponibles et l’inadéquation entre les locaux et le nombre d’élèves (qui) a obligé les services académiques à pallier cette difficulté en mettant en œuvre des classes itinérantes », non sans avoir au préalable « pris soin de faire valider un tel projet par les services centraux de l’Education nationale »[6].

Si la plupart des requérants n’avait reçu aucune réponse de la part des services de la mairie, deux d’entre eux avaient été « orientés » à la maison des jeunes et de la culture de Tsingoni (MJC). Ils y étaient accueillis les mercredis de 7h00 à 9h30 puis les vendredis de 9h40 à 12h00.

Leurs parents ont souhaité maintenir leurs recours considérant que la solution alternative qui leur était proposée d’accueillir leurs enfants quelques heures par semaine ne remplissait pas les conditions d’un accès effectif au droit à l’éducation.

En défense, le rectorat demandait au tribunal de ne pas retenir le caractère manifestement illégal de la scolarisation en classes itinérantes, considérant qu’« il n’est (…) absolument pas démontré, en l’état, que l’obligation scolaire n’est pas remplie, ou de nature à causer un retard préjudiciable dans la scolarisation, ou qu’un traitement discriminatoire aurait été appliqué aux requérants »[7].

 Comment pourrait-il en être autrement ? Comment espérer une quelconque progression pédagogique pour des enfants accueillis moins de 6 heures par semaine ? Comment faire respecter le principe d’égal accès de tout enfant au service public dans ces conditions ?

Par des ordonnances rendues le 28 octobre 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte a considéré « que le maire de Tsingoni agissant au nom de l’Etat, de même que le recteur de Mayotte, au titre de son absence d’intervention à l’égard des agissements irréguliers du maire, ont porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que constituent le droit à l’instruction, l’intérêt supérieur de l’enfant et le principe de non-discrimination ». Afin de faire cesser les atteintes, il a enjoint aux autorités de « faire le nécessaire, dans un délai de cinq jours, pour que soit assurée leur scolarisation ». [8]

 Nous apprenons par voie de presse que pour faire suite aux injonctions délivrées par le juge administratif trois nouvelles classes itinérantes auraient été créées dans la commune de Tsingoni[9].

Les décisions des maires d’accueillir des enfants soumis à l’obligation scolaire au sein d’une école itinérante, devront être sanctionnées en ce qu’elles entraînent une rupture du principe d’égalité et porte atteinte au droit fondamental à l’instruction.

Nos associations s’inquiètent fortement du risque de pérennisation de ce dispositif dérogatoire et exigent que, pour la rentrée scolaire 2022-2023, les services de l’Etat prévoient des places suffisantes pour accueillir à l’école tous les enfants en âge d’être scolarisés.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de notre respectueuse considération.

Camille Gourdeau, co-présidente de la Fédération des associations de solidarité
avec tout·e·s les immigré·e·s (Fasti)

Vanina Rochiccioli, présidente du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti)

Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH)

Paris, le 22 novembre 2021

 

[1] https://www.education.gouv.fr/journee-internationale-des-droits-de-l-enfant-12578

[2] Par exemple,, des associations et des syndicats d’enseignants avaient déjà constaté les mêmes carences et déposé en 2008 des requêtes auprès de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) et à la Défenseure de enfants. http://www.migrantsoutremer.org/Exclusions-de-l-acces-a-l

[3] https://lejournaldemayotte.yt/2021/10/11/constructions-scolaires-seules-23-des-classes-programmees-sur-4-ans-ont-ete-livrees/

[4] Ancien article L113-1 du code de l’éducation tel que résultant de la loi n°89-486 du 10 juillet 1989 d’orientation sur l’éducation qui exigeait déjà que « « Tout enfant doit pouvoir être accueilli, à l’âge de trois ans, dans une école maternelle ou une classe enfantine le plus près possible de son domicile, si sa famille en fait la demande ».

[5] Mémoire en défense en date du 26 octobre 2021 produit devant le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte

[6] Mémoire en défense en date du 26 octobre 2021 produit devant le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte

[7] Mémoire en défense en date du 26 octobre 2021 produit devant le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte

[8] Ordonnances du juge des référés du TA de Mayotte du 28 octobre 2021 Dossiers n°2104134, 2104133, 2104132, 2104131, 2104130, 2104129, 2104128, 2104127, 2104126, 2104126, 2104125 et 2104124

[9] « En ordonnant la scolarisation des 3 ans en dépit du contexte, le tribunal administratif met un doigt dans l’engrenage », Journal de Mayotte, 15 novembre 2021

Télécharger la lettre ouverte commune LDH-Fasti-Gisti à Jean-Michel Blanquer.

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