Pour des migrations libres

Migrations internationales croissantes

Celui-ci me paraît devoir partir d’un constat : le phénomène des migrations internationales ira croissant. De multiples facteurs justifient cette affirmation. En tout premier, l’effet de nécessité se fait sentir sous un double aspect : d’une part, la nécessité de quitter un lieu pour espérer une vie meilleure (entendu par là non comme la recherche du superflu mais des besoins essentiels), d’autre part, l’appel des pays riches qui recherchent une main-d’œuvre que leur niveau de formation ou leur démographie ne leur permettent plus de trouver à domicile. Certes, ce deuxième facteur est plus relatif, mais si l’on veut bien examiner les choses sur le long terme, on voit bien que les lignes de force sont celles d’une demande constante dont seul le niveau fluctue.

Les autres facteurs relèvent plus de l’évolution des sciences et des techniques comme des comportements qu’elle induit : la circulation de l’information et le développement des moyens de transport facilitent le processus et le démultiplient. La “mondialisation économique” elle-même accroît ce phénomène sauf à imaginer, de manière illusoire, que les marchandises et les flux financiers vont pouvoir circuler de plus en plus librement sans que les hommes puissent en faire autant. Il est assez risible, et en même temps dramatique, que les Etats-Unis puissent envisager une réelle union économique avec le Mexique et continuer à pratiquer, à l’égard des ressortissants de ce pays, une politique restrictive d’entrée sur leur territoire.

Si l’on voulait vérifier de la justesse du constat et de son caractère mondial, il suffirait de rappeler que les flux migratoires se sont généralisés : ils ne sont plus uniquement dirigés sud-nord mais aussi est-ouest ou sud-sud. Nombre de pays qui ne connaissaient que très peu l’arrivée de migrants et connaissaient, en revanche, une émigration plus ou moins importante, voient arriver sur leur territoire des immigrés qui ne cherchent même plus à atteindre les pays du Nord. L’exemple des pays du sud de l’Europe (Espagne, Portugal, Italie, Grèce) est frappant à cet égard, mais l’exemple de la Libye ou d’autres pays du Sud n’en sont pas moins marquants.

Cela dit, en même temps que ce constat doit être dressé, il faut en relativiser la portée. Il n’implique nullement que l’humanité soit prise d’une sorte d’une frénésie de déplacements perpétuels. Le caractère utilitaire de ceux-ci, le souci évident qu’ont les hommes de “s’installer” ou même de “revenir”, constituent les limites de la nouvelle perception que l’humanité a de son espace. Dans ce contexte, l’angélisme que l’on reproche souvent aux organisations de défense des droits de l’Homme serait plutôt du côté de ceux qui pensent que l’on pourra astreindre les hommes à résidence. Il nous appartient plutôt d’organiser le processus en cours en l’accompagnant. La question n’est donc pas de savoir si l’on pourra freiner les flux migratoires, mais comment les organiser. S’il est chimérique et dangereux de proclamer la fermeture des frontières, il serait tout aussi dangereux de nier que les flux migratoires sont sans conséquences sur les sociétés concernées, soit qu’elles accueillent soit qu’elles soient celles que l’on quitte.

Les problèmes sont identifiés depuis longtemps. On pourrait même soutenir qu’ils n’ont pas changé de nature depuis un siècle, pas plus que les débats qu’ils engendrent. Rapports inégaux entre pays riches et pauvres, intégration-assimilation, impact économique et social, choc des cultures, communautarisme, etc. Ce qui a changé, en revanche, c’est l’ampleur du phénomène et sa rapidité. Les deux siècles précédents avaient connu des mouvements de population importants mais sur des périodes plus longues et les processus d’intégration se déroulaient sur des cycles plus longs. De la même manière, la question du développement des pays d’origine ne se posait pas dans les mêmes termes. La seule interrogation qui vaille se trouve donc dans les réponses que nous apportons à ces questions. Il serait tout à fait présomptueux de prétendre fournir ici des solutions toutes faites. Tout ceci mérite un débat qui dépasse largement ce propos. Il semble nécessaire, néanmoins, d’en fixer les termes.

Libre circulation

Si l’on ne peut passer sous silence les conséquences d’un déséquilibre toujours plus grand entre pays riches et pauvres, on ne peut se contenter de renvoyer le débat sur les flux migratoires à la solution des problèmes mondiaux ! “Tout changer pour que rien ne change”, cette sorte de maximalisme dans les réponses à apporter ne résout rien alors que l’on n’a guère le temps d’attendre que des inégalités centenaires cessent pour améliorer les choses. Reste, sans aucun doute, que tant que les termes de l’échange mondial seront toujours aussi inégaux, toute solution ne sera que relative. Là aussi, réclamer que les rapports mondiaux se modifient profondément, ce n’est pas faire preuve d’angélisme, mais donner une assise solide aux solutions plus parcellaires qu’il nous faut mettre d’ores et déjà en œuvre.

Au-delà, il appartient aux gouvernements d’appréhender ce problème autrement qu’au travers d’une optique policière. Je refuse de consacrer des mots à répondre à ceux qui nous offrent comme solution un repli sur nous-mêmes : ils sont en dehors de la réalité et, en tout état de cause, une démocratie ne supporte pas de mettre un gendarme à chaque kilomètre de frontière. Tôt ou tard, c’est le caractère démocratique de nos sociétés qui serait remis en cause. Posons donc les questions en d’autres termes qui me paraissent être au nombre de trois. La première est de s’interroger sur l’utilité et la légitimité de poser des barrières à la libre circulation (par exemple par la politique des visas). Rien ne justifie ces limitations aux déplacements des uns et des autres dont l’efficacité est, au demeurant, assez réduite. La deuxième est de s’interroger sur la liberté d’établissement. Si l’on en admet le principe, cela n’empêche pas de s’interroger sur les restrictions qui peuvent être rendues nécessaires par deux types de considérations : la capacité des pays d’accueil à intégrer sans heurts majeurs ces populations migrantes et la capacité des pays d’émigration à supporter le départ de leurs ressortissants. Enfin pourquoi refuser aux migrants installés dans un pays d’accueil une réelle égalité des droits avec les nationaux, mesure qui permettrait d’accélérer le processus d’intégration et qui éviterait de créer des catégories inégales de population. Trois questions qui s’éloignent des velléités policières des gouvernements et les renvoient à ce pourquoi ils ont été élus : construire une politique. Et visiblement c’est bien ce qu’ils ont la plus grande difficulté à concevoir.

Michel TUBIANA, président de la LDH
in Géopolitiques n°74, juin 2001

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