Lettre adressée à monsieur l’ambassadeur de Turquie Monsieur Uluç ÖZÜLKER

 

Monsieur l’Ambassadeur,

La Ligue des droits de l’Homme a pris connaissance avec stupeur des mesures récentes décidées par le Gouvernement turc en vue d’enseigner à sa manière, l’histoire tragique des années 1915-1916, au cours desquelles le gouvernement jeune turc avait planifié et perpétré la déportation et l’extermination de l’ensemble des populations arméniennes d’Anatolie.

Le décret du 14 avril 2003 promulgué par M. Huseyin Celik, ministre de l’Education Nationale, expose les mesures à mettre en oeuvre dans les écoles primaires, secondaires et lycées concernant l’enseignement du « prétendu » génocide des Arméniens mais également des Grecs pontiques et des Assyriens. Ce décret fait suite à une série de circulaires qui avaient été distribuées aux recteurs et doyens d’universités dont l’objectif était d’orienter les travaux des chercheurs et de façonner les cours des enseignants avec la version officielle de l’histoire de « la déportation des Arméniens ».

La Ligue des droits de l’Homme s’étonne de cette réécriture fort politique des faits et de la volonté du gouvernement d’édicter une version de l’histoire qui serait ainsi une vérité officielle. La LDH condamne, totalement, cette tentative de négation de faits historiques établis de manière formelle et universelle, qualifiés et reconnus comme le premier génocide du 20ème siècle, et jugés en 1919 par les juridictions mêmes de l’empire ottoman. Après une stratégie de censure en Turquie et de désinformation à l’international, qui a échoué, le gouvernement turc veut, maintenant, imposer aux citoyens turcs, et en particulier aux enfants, y compris, comble du cynisme, les écoliers et collégiens d’origine arménienne, sa propre vision de l’histoire.

Ces mesures sont insupportables et dangereuses. Les premières victimes de cette politique de négation seront les citoyens turcs eux-mêmes, leurs droits et leurs libertés. Dans un monde de plus en plus ouvert sur l’information et sur les échanges internationaux, le risque d’aliénation intellectuelle et d’enfermement de la société turque est évident. La perpétuation de ce mensonge historique fera en outre peser sur la conscience des nouvelles générations un sentiment de culpabilité qu’il est criminel de leur faire porter.

Les premiers effets pervers de cette politique gouvernementale se sont déjà produits. Le 30 mai dernier, dans la province de Kilis, six enseignants ont été arrêtés et jugés en comparution immédiate pour avoir osé demander avec insistance au sous-préfet d’Elbely des détails sur la procédure de mise en application des mesures gouvernementales destinées « à combattre les allégations de génocide arménien ». Ceci est une claire violation du droit fondamental de la liberté d’expression. Le président du Syndicat National des Enseignants a d’ailleurs protesté contre ces décision et procédure arbitraires.

Cette lecture négationniste de l’Histoire va à l’encontre de toutes les valeurs promues par les nations européennes, et notamment des recommandations faites tant par l’Union Européenne que par le Conseil de l’Europe pour enseigner la mémoire des événements dévastateurs du 20ème siècle afin d’éviter la répétition ou la négation de l’holocauste, des génocides et autres crimes contre l’humanité l’ayant marqués.

Je voudrais souligner que notre démarche est d’autant plus fondée que la France, elle-même, sans nier le génocide des Juifs, a mis fort longtemps à regarder son passé et son rôle en face et que ce n’est que tout récemment qu’elle a commencé à y parvenir. Encore cela reste-t-il à faire quant à la colonisation.

La Ligue des droits de l’Homme vous demande de transmettre aux autorités turques notre exigence de vérité. Ces mesures doivent être annulées. Il ne serait pas acceptable, si elles étaient maintenues, que l’Union Européenne maintienne ses aides destinées au système éducatif turc. C’est pourquoi, je crois devoir, avec les autres associations de défense des droits de l’Homme regroupées au sein de la FIDH-AE, alerter la Commission Européenne sur cette situation.

Votre pays, Monsieur l’Ambassadeur, demande à entrer dans l’Union Européenne ; la Ligue des droits de l’Homme ne fait pas partie de ceux qui considèrent que cette adhésion serait impossible parce que la Turquie serait étrangère à l’Europe. En revanche, la situation des droits et libertés dans votre pays, même si elle s’est très légèrement améliorée, justifie amplement les réserves émises. Il ne peut y avoir de démocratie ni de libertés sans qu’un pays reconnaisse sa propre histoire. Reconnaître le génocide commis à l’encontre du peuple Arménien en Turquie, ce n’est pas faire supporter aux générations d’aujourd’hui les responsabilités d’hier : c’est s’engager dans la voie d’une réconciliation entre les peuples et de la construction d’une démocratie pleinement respectueuse des droits de tous.

Je vous prie de croire, Monsieur l’Ambassadeur, en l’assurance de ma haute considération.

Michel Tubiana
Président de la Ligue des droits de l’Homme 

Paris, le 11 juin 2003

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