Les élections législatives géorgiennes ou la politique désenchantée

Par Silvia Serrano, maître de conférence à la faculté de droit de l’Université d’Auvergne et chercheur au Centre d’étude des mondes russe, caucasien et centre-européen à l’EHESS

 

Les élections législatives, dont les deux tours se sont tenus les 8 octobre et 30 octobre 2016, ont confirmé que le système politique de la Géorgie restait plus ouvert et plus libre que celui de la plupart des États post soviétiques, et notamment de ses voisins immédiats, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Elles n’en témoignent pas moins de problèmes structurels, dont certains sont propres à cet espace régional tandis que d’autres renvoient à des tendances plus globales.

Des élections libres et pluralistes

Les élections parlementaires étaient les neuvièmes élections parlementaires depuis l’indépendance. Les 3,5 millions d’électeurs étaient amenés à élire 150 députés, 77 selon une représentation proportionnelle sur listes de partis, 73 sur des scrutins nominaux dans une circonscription. Les enjeux étaient particulièrement élevés depuis que des amendements constitutionnels entrés en vigueur en 2013 ont transformé la Géorgie en République semi-présidentielle, un système dans lequel le Premier ministre, élu par le Parlement, a plus de poids que le président.

L’importance du scrutin et l’âpreté de la compétition expliquent la présence massive d’observateurs géorgiens et internationaux. Près d’une centaine d’organisations géorgiennes ont ainsi été accréditées par la Commission électorale centrale (CEC), ainsi que 54 organisations internationales. Le bureau des Institutions démocratiques et des Droits de l’homme de l’OSCE (ODHIR), l’Assemblée parlementaire de l’OSCE, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et 80 États ont ainsi envoyé des missions officielles d’observation. Ces observateurs ont globalement jugé les élections équitables, même s’ils ont pu émettre des réserves concernant par exemple les médias, les incidents qui se sont produits durant la campagne ou durant le scrutin n’étant pas de nature à changer les résultats [1].

L’offre partisane était diversifiée. Trente-six partis ont été autorisés à participer au processus, séparément ou en formant des alliances. La CEC n’a pas entravé l’enregistrement des partis en fonction de leur ligne politique, et plusieurs formations explicitement ou non pro-russes ont été autorisées à concourir, y compris un parti communiste se revendiquant comme stalinien ou un parti (l’Autorité du peuple) dont l’un des leaders s’était enfui en Russie après la « révolution des roses » de 2003. Même si l’équipe sortante était favorite, les jeux n’étaient pas joués d’avance et la compétition était ouverte. Les élections précédentes, en 2012, s’étaient soldées par la défaite des partisans de M. Saakachvili, et la première relève issue des urnes depuis l’indépendance. L’un des enjeux était donc l’institutionnalisation de l’incertitude électorale.

La compétition s’est concentrée autour de la rivalité entre les deux principales forces en présence, d’une part, la coalition autour du Mouvement national unifié (MNU), le parti de M. Saakachvili mené par l’ancien président du Parlement Davit Bakradze, et d’autre part, le parti au pouvoir, Rêve géorgien-Géorgie démocratique, mené par Guiorgui Kvirikachvili, le Premier ministre sortant. Le Rêve géorgien est apparu comme le grand vainqueur, avec 49, 65 % des suffrages contre seulement 27,11 % pour le Mouvement National Uni. Il détient désormais 115 des 150 sièges [2]. Contrairement au récit enchanté que ses partisans diffusent en Europe et aux États-Unis, une large majorité des Géorgiens portent un regard très critique envers le bilan des mandats de M. Saakachvili, lui reprochant sa brutalité tant en matière économique que politique. La défaite n’a donc surpris personne si ce n’est les principaux intéressés, manifestement trop déconnectés de la société géorgienne pour saisir l’ampleur de leur impopularité. Mais son score non négligeable montre que le parti répond à une demande et a une assise certaine.

Une forte concentration du pouvoir

Ces résultats sont toutefois porteurs de plusieurs menaces. Le principal risque est celui d’une très forte concentration du pouvoir. Si dans le Parlement élu en 2012, le Rêve géorgien avait 85 sièges et le MNU 65, le déséquilibre est désormais beaucoup plus marqué. De plus, outre les deux poids lourds, une seule formation est parvenue à atteindre le seuil des 5 % requis pour entrer au Parlement. Tous les autres partis ont été éliminés.

Certains partis généralement qualifiés de libéraux et pro-occidentaux, formés d’anciens partisans du MNU ralliés au Rêve Géorgien en 2012, n’ont désormais plus aucun député. C’est notamment le cas du parti Républicain (1,5 %) et des Démocrates libres de l’ancien ministre de la Défense de M. Saakachvili Irakli Alasania (4,6 %), qui faute d’être parvenus à s’unir, n’ont pu atteindre les 5 %. Le Parlement est ainsi privé de certains des hommes et femmes politiques les plus compétents et les plus respectés à l’étranger, tels le président du Parlement sortant David Oussoupachvili.

Le MNU, enfin, a été considérablement desservi par la posture extrêmement clivante de M. Saakachvili, qui, de son poste de gouverneur d’Odessa, semblait chercher à transformer le suffrage en un plébiscite en sa faveur, sapant la légitimité du processus électoral et menaçant de revenir pour changer le régime au cas où le MNU n’en sortait pas victorieux, puis appelant les élus à refuser de siéger. De la sorte, il a considérablement fragilisé le seul parti qui aurait pu devenir un parti d’opposition crédible. Incapable de se débarrasser d’une figure politique controversée qui n’a pas voulu choisir entre l’engagement politique en Ukraine ou en Géorgie, le MNU s’est déchiré dans la période post-électorale. En janvier 2017, le parti se scinde, des poids lourds de l’équipe Saakachvili créant leur propre formation.

Absence de pluralisme oligarchique

Un second problème tient à la fragmentation et à l’instabilité du système partisan. Certains partis jouissent certes d’un ancrage dans la vie politique géorgienne, tel le Mouvement démocratique de l’ancienne présidente du Parlement Nino Bourdjanadze, le parti Travailliste de Chalva Natelachvili ou le parti Républicain. Néanmoins, aucun des groupes arrivés au pouvoir lors des huit élections parlementaires qui se sont tenues entre 1992 et 2016 n’existait durant le cycle précédent [3]. Le MNU avait vu le jour en 2001, le Rêve géorgien en 2012 dans la perspective des élections. La plupart des formations restent des alliances conjoncturelles et instables autour d’une personnalité charismatique, à l’image du parti créé par le chanteur d’opéra Paata Bourtchouladze. La compétition partisane s’assimile ainsi à une rivalité entre personnalités jouissant de leur charisme, de leurs soutiens étrangers, ou de leurs fonds propres pour se constituer des clientèles. Si une telle configuration n’est nullement spécifique à la Géorgie, la personnalité des deux principaux protagonistes rend celle-ci paradigmatique. D’un côté, un homme qui sait jouer des ressorts de la communication pour s’assurer des soutiens internationaux. De l’autre, un homme d’affaires enrichi en Russie dans les années 1990 et disposant d’une fortune telle qu’elle lui permet d’imposer tout projet personnel. Si dans l’ensemble des États issus de l’URSS les oligarques ont un poids considérable dans le jeu politique, la donne géorgienne se caractérise par une absence de pluralisme oligarchique. Même si  B. Ivanichvili a tenté d’intervenir moins directement dans l’arène politique que par le passé, le risque du patrimonialisme est élevé dans un petit pays à la population appauvrie. Avec le contrôle du Parlement, ce sont tous les leviers du pouvoir qui sont désormais concentrés en ses mains.

Montée du populisme anti-libéral

L’offre programmatique est en réalité plus homogène que ne le laisserait croire le nombre important de partis en lice. Il y a un consensus chez les principaux d’entre eux sur la nécessité de déréguler l’économie, de baisser les impôts, de faciliter l’implantation des entreprises étrangères par la libéralisation de la législation. Les principales divergences portent sur les orientations de politique étrangère et sur la dichotomie Russie-Occident, en tant qu’elles engagent l’identité du pays. Toutefois, les positions du Mouvement national unifié et du Rêve géorgien sont en réalité assez proches. La politique menée par ce dernier depuis 2012 a permis de poursuivre le rapprochement avec l’Union européenne.

Les élections sont ainsi marquées par un écart entre les thèmes débattus au sein de la classe politique et les priorités de la population, dont toutes les études montrent qu’elles portent sur le niveau de vie, l’accès à l’emploi, aux soins et à l’éducation. L’incapacité des gouvernements à faire face à ces attentes entraîne un désenchantement envers le politique, qui s’est traduit par un taux de participation (51 %) en baisse par rapport aux élections antérieures (8 % de moins).

La connexion entre le libéralisme politique et un néo-libéralisme économique aux effets ravageurs sur la population entraîne un discrédit de plus en plus marqué pour le premier. Le consensus parmi les grands partis sur les orientations de politique économique a en outre contribué à déplacer le débat politique autour des questions sociétales et identitaires. Il est dès lors peu surprenant qu’une offre politique qui combine promesses de redistribution, protectionnisme, conservatisme et valorisation des valeurs nationales rencontre un écho. La troisième formation à entrer au Parlement avec six députés, l’Alliance des patriotes menée par David Tarkhan-Mouravi, s’inscrit dans ce populisme anti-libéral. Diffusant sur la chaîne de télévision contrôlée par son chef des discours anti-immigrés, nationalisme génétique, glorification de l’Église orthodoxe nationale et de l’histoire mythifiée, elle séduit certains groupes, tels les anciens combattants, marginalisés par les politiques d’occidentalisation autoritaires de M. Saakachvili, qui tiennent là leur revanche.

L’absence d’un parti qui puisse concilier la promesse d’une plus grande équité et un attachement aux libertés individuelles témoigne de l’affaissement des valeurs attachées à la démocratie. De ce point de vue, le dernier scrutin géorgien entre bien en résonnance avec des tendances à l’œuvre dans l’ensemble de l’Europe.

 

[1] Voir le rapport de l’International Foundation for Electoral Systems, 5 octobre 2016, URL : http://www.ifes.org/faqs/elections-georgia-2016-parliamentary-elections

[2] Voir le site de la Commission électorale centrale, URL : http://cesko.ge/eng

[3] Levan Lorkipanidze, « Parliamentary Elections in Georgia », site de la Fondation Heinrich Boell, 14 octobre 2016, URL : https://eu.boell.org/en/2016/10/14/parliamentary-elections-georgia

 

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