La nasse : un dispositif d’étouffement de la contestation

Mise à jour : 11/04/2023

Le principe est la liberté de manifester : de ce fait, l’existence d’une manifestation non déclarée [1] ne peut pas être prise comme prétexte, pour nasser les personnes et les priver ainsi de leur liberté d’aller et de venir : « toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre pour le déroulement de la vie quotidienne, y compris une perturbation de la circulation […]. En l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques »[2].

La nasse consiste, selon le Défenseur des droits, « à priver plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir au sein d’une manifestation ou à proximité immédiate de celle-ci, au moyen d’un encerclement par les forces de l’ordre qui vise à les empêcher de se rendre ou de sortir du périmètre ainsi défini »[3].

D’autres types d’encerclements existent, par exemple lorsque le cortège se déroule entre des forces de l’ordre opérant un flanc-gardage[4].

Il n’existe pas de loi prévoyant ce dispositif, ce qui explique que le Conseil constitutionnel se soit déclaré incompétent pour apprécier la conformité de cette pratique à la Constitution[5]. Pourtant, il appartient au seul législateur d’assurer la conciliation entre l’exercice de libertés constitutionnellement garanties (liberté d’expression collective des idées et des opinions, liberté d’aller et de venir) avec la prévention des atteintes à l’ordre public[6].

Le ministre de l’Intérieur a cherché à donner une assise juridique à cette pratique en l’intégrant à son instruction sur le maintien de l’ordre : le Schéma national du maintien de l’ordre[7]. La LDH, avec d’autres organisations partenaires, a attaqué ce texte notamment sur la question de la légalité de la nasse. Le Conseil d’Etat l’a censuré par un arrêt du 10 juin 2021[8], car il a jugé qu’une nasse est « susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester, d’en dissuader l’exercice et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir ».

Il relève que « les termes du point 3.1.4 du schéma national se bornent à prévoir que ” il peut être utile ” d’y avoir recours, sans encadrer précisément les cas dans lesquels elle peut être mise en œuvre ». Le Conseil d’Etat a reproché au SNMO de ne pas avoir apporté « de telles précisions, de nature à garantir que l’usage de cette technique de maintien de l’ordre soit adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances », de sorte qu’il a annulé ce point.

Mais il a jugé que la mise en œuvre d’une nasse pouvait « s’avérer nécessaire dans certaines circonstances pour répondre à des troubles caractérisés à l’ordre public » et il n’a pas censuré le fait que cette pratique puisse être prévue par le ministre, en tant que chef de service[9] ce qui est tout à fait critiquable.

Aussi, en décembre 2021, le ministère de l’Intérieur a-t-il repris une nouvelle version du schéma national du maintien de l’ordre[10], que la LDH, avec d’autres partenaires, a de nouveau attaqué devant le Conseil d’Etat. Le recours est pendant.

Il est prévu désormais :

  • « Afin d’éviter le recours à des techniques de maintien de l’ordre pouvant présenter des risques supérieurs d’atteinte aux personnes, il peut être recouru à l’encerclement d’un groupe de manifestants pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens.
  • Cet encerclement doit, dès que les circonstances de l’ordre public le permettent, systématiquement ménager un point de sortie contrôlé pour ces personnes. L’encerclement ne peut être mis en œuvre que pendant une durée strictement nécessaire et proportionnée, tant au regard des circonstances que des conséquences de cette mesure sur la situation des manifestants et doit, en tout état de cause, être levé dès la fin de la manifestation ou de l’attroupement.
  • Des actions spécifiques doivent être engagées pour communiquer régulièrement avec ces manifestants afin de les renseigner sur la situation.
  • Enfin, la possibilité qui leur est offerte de quitter la zone d’encerclement doit constamment être réévaluée avec discernement au regard de la persistance de la menace ou des troubles ayant justifié la mise en place de cette technique »[11].

Tant que ce texte n’est pas annulé par le Conseil d’Etat, il fonde les interventions des forces de l’ordre.

On se rend compte que s’il n’est toujours pas précis sur les conditions de mise en place d’une nasse, il prévoit deux justifications :

  • éviter le recours à des techniques de maintien de l’ordre pouvant présenter des risques supérieurs d’atteinte aux personnes ;
  • pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens[12].

Analyse de la conventionnalité de la nasse

Il faut se rappeler que la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) juge que « toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion et d’association doit poursuivre au moins l’un des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 11 : la sécurité nationale ou la sûreté publique, la défense de l’ordre ou la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale et la protection des droits et libertés d’autrui »[13].

Pour admettre une ingérence dans la liberté de réunion pacifique (article 11), il faut qu’elle soit « nécessaire dans une société démocratique », qu’elle soit proportionnée au but poursuivi et que les motifs invoqués par les autorités pour justifier la mesure apparaissent « pertinents et suffisants »[14].

La question de la nasse a été examinée par la CEDH [15] dans l’arrêt Austin c. Royaume-Uni[16], s’agissant d’une impossibilité de circuler de 14h à 21h30 pour quatre personnes, dont une manifestante (mais qui n’a pas soulevé l’atteinte à sa liberté de manifestation), deux personnes travaillant dans le quartier et ayant pris leur pause déjeuner et un passant ayant suivi les indications d’un policier pour se rendre à une librairie.

Le moyen soulevé était celui de l’atteinte au droit à la liberté et à la sûreté, fondé sur l’article 5§1 de la Convention. « L’article 5 consacre un droit fondamental de l’Homme, à savoir la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’Etat à son droit à la liberté » (§60).

Selon cet article :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

  • a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
  •  b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
  • c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci » (les cas d) à f) traitant d’autres possibilités).

La question était posée de savoir s’il s’agissait d’une privation de liberté, relevant de l’article 5 de la Convention, ou d’une simple restriction, relevant de l’article 2 du protocole additionnel n°4, que le Royaume-Uni n’avait pas ratifié (la conventionnalité au regard de ce texte ne pouvait donc pas être examinée).

La Cour a jugé que « pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 §1, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Engel et autres, § 59, Guzzardi, §§ 92-93, Storck, § 71, tous précités, et, plus récemment, Medvedyev et autres c. France [GC], n° 3394/03, § 73, CEDH 2010) » (§57).

Elle a aussi précisé que la police devait jouir d’une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles.

En l’occurrence, « eu égard à la situation à Oxford Circus, la police n’avait pas eu d’autre choix, pour parer à un risque réel de dommages corporels et matériels graves, que d’imposer un cordon absolu (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucun motif de se démarquer de la conclusion du juge interne selon laquelle la mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace à utiliser dans les circonstances » (§66).

Le juge du Royaume-Uni avait en effet relevé qu’il y avait des violences commises par environ 1000 personnes violentes, deux heures avant le départ prévu de la manifestation et qu’il avait été décidé de recourir à une nasse pour éviter d’utiliser des armes. Il a aussi relevé que la police avait essayé d’ouvrir la nasse à plusieurs reprises sur plusieurs rues et ce, dès 5 mn après la mise en place du cordon absolu.

La Cour a cependant précisé que « compte tenu de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion dans toute société démocratique, les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation. Si la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la mesure aurait été d’un « genre » différent, et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber dans le champ de l’article 5 » (§68).

Et s’il s’était agi d’une privation de liberté, elle aurait été contraire à cet article, puisqu’il n’est pas prévu le cas de la nasse, déterminée par la police elle-même ou l’autorité civile de commandement. En l’occurrence, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 5, compte-tenu de son analyse in concreto.

Les deux justifications reprises dans le SNMO cherchent à s’approcher de cette exigence conventionnelle, tout en n’étant pas assez précises.

Il faut noter que la France a ratifié le protocole n°4 sur la liberté de circulation et que la pratique de la nasse pourrait être examinée au regard de ce protocole.

Et il serait possible de soulever la violation des articles 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion pacifique), ce qui n’avait pas été le cas dans l’affaire Austin c. RU.

Quoi qu’il en soit, cela signifie qu’il faut examiner chaque nasse individuellement au regard des critères posés par le Conseil d’Etat, le SNMO et par la CEDH.

Analyse de chaque nasse prise isolément

La CEDH a pris appui sur le fait que la mise en place de la nasse avait permis à la police britannique de ne pas employer les armes pour mettre fin aux violences qui se commettaient de la part d’un millier de manifestants.

Il faut donc s’interroger : au moment où le cordon absolu est mis en place, existait-il des troubles sérieux et un risque réel de violences graves, justifiant que la police, si elle ne privait pas de liberté les personnes, fasse usage des armes ?

Autrement dit, on se retrouve à devoir envisager les cas d’usage des armes en manifestation. Il doit être retenu les cas de légitime défense, d’état de nécessité ou de défense d’un lieu précis [17], mais pas le cas de la dispersion [18], car alors la nasse n’est pas justifiée par un risque grave de violences. Il s’agit juste d’une opération policière d’évacuation d’un lieu.

Or, de nombreuses nasses sont formées pour faciliter le travail policier d’évacuation de la foule et non dans les conditions ouvertes par l’arrêt Austin. Par exemple, il arrive que la police forme un cordon absolu puis, au bout d’un certain temps, parfois plusieurs heures, accompagne les manifestants et manifestantes par petits groupes de dix personnes jusqu’à une station de métro et les oblige à descendre dans la station s’ils veulent quitter la nasse.

S’agissant de manifestations spontanées et pacifiques dans des rues commerçantes, comme la rue de Montorgueil à Paris 2ème, dimanche 19 mars 2023 au soir, sans aucune dégradation, les commerçants offrant même des boissons aux personnes interdites de circuler, il apparaît clairement qu’il n’y avait pas de troubles sérieux à l’ordre public, ni de risque réel de dommages corporels ou matériels graves au moment de la constitution du cordon absolu.

Si on suit ce qu’exige le Conseil d’Etat, la nasse ne peut être nécessaire qu’en cas de « troubles caractérisés à l’ordre public ». Non un simple risque mais des troubles qui sont en train d’avoir lieu. Or, il n’y en avait pas. Donc, la nasse était illégale, tant au regard  de la décision du Conseil d’Etat, du SNMO que de l’article 5 de la Convention.

De plus, alors qu’il doit être prévu une voie de sortie de façon systématique, on peut constater que dans nombre de cas, les manifestants, bien que pacifiques, ont dû attendre pour pouvoir sortir, sans que les policiers ne cherchent, dès le début, une voie pour leur permettre de partir sans être pris dans des violences.

De plus, les nasses filtrantes pour pratiquer des contrôles d’identité sont totalement illicites [19].

Il apparaît également que, le plus souvent ces derniers jours, les nasses sont pratiquées pour décourager ou étouffer des mouvements de protestation, ce qui les fait rentrer dans le champ de l’article 5 et partant, elles sont ordonnées en violation de ce texte.

Mais comment le prouver ?

Autrement dit, s’il faut démontrer au cas par cas que la nasse n’avait pas lieu d’être, en raison de l’absence de violences nécessitant un emploi de la force dont le risque serait supérieur à la privation de liberté, ou qu’un point de sortie n’a pas été créé : il sera quasiment impossible de dénoncer ces dispositifs.

Lors de la nasse place d’Italie, pour l’anniversaire des Gilets jaunes, les deux organisateurs n’ont pu porter plainte que parce que l’Observatoire parisien avait démontré, minutier à l’appui, que toutes les rues étaient fermées, pendant que les gaz et des grenades étaient envoyées à l’intérieur du cordon[20].

Comment démontrer sinon qu’on a été privé de liberté ? Il suffira à la police de prétendre avoir laissé une issue pour partir de la manifestation.

Les manifestants sont ainsi laissés à la merci de l’arbitraire policier.

 

 

[1]Voir le Point droit sur l’absence d’infraction à participer à une manifestation non déclarée.

[2] CEDH, 5 mars 2009, Barraco c/ France, n°31684/05 §43 et les arrêts cités. Fondement : article 11 de la Convention, sur la liberté de réunion pacifique

[3]Défenseur des droits, décembre 2017, rapport « Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie ».

[4] Voir la partie Typologie du rapport sur les nasses et autres encerclements (« Contrôler, réprimer, intimider ») de l’Observatoire parisien des libertés publiques

[5] La nasse : un dispositif de maintien de l’ordre toujours non encadré par le Conseil constitutionnel (openedition.org)

[6] Voir la décision de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité de la Cour de cassation : Crim. 15 décembre 2020, n°20-83.302.

[7] 16 septembre 2020

[8] N°444849 §28 et 29

[9]Pour une analyse approfondie de cet arrêt : Schéma national du maintien de l’ordre : la sanction provisoire d’une doctrine ambiguë et imprécise. (openedition.org)

[10] https://www.interieur.gouv.fr/actualites/communiques/mise-a-jour-du-schema-national-du-maintien-de-lordre-snmo

[11] Point 3.1.4 p.25

[12] C’est clairement une phraséologie de police car en pénal, on ne peut pas parler de « violences » (infraction contre les personnes, livre 2 du code pénal) à propos de biens (livre 3).

[13] « La défense de l’ordre » – l’un des motifs de restriction à l’exercice du droit à la liberté de réunion les plus fréquemment cités – appelle une interprétation étroite (Navalnyy c. Russie [GC], 15 novembre 2018, § 122). https://www.echr.coe.int/Documents/Guide_Art_11_FRA.pdf

[14]CEDH 18 janvier 2001, Coster c. Royaume-Uni (GC), n°24876/94 §104

[15]Pour une analyse plus poussée, voir : La pratique de la nasse au regard du droit européen des droits de l’Homme (openedition.org)

[16] CEDH 15 mars 2012, Austin et autres c. Royaume-Uni GC), n°39692/09, 40713/09 et 41008/09

Pour une analyse approfondie, voir : La pratique de la nasse au regard du droit européen des droits de l’Homme (openedition.org) et la partie 3 du rapport « Nasse et autres encerclements » de l’Observatoire parisien des libertés publiques

[17] Article L435-1 CSI rappelant l’article L.211-9 CSI sur la dispersion d’un attroupement

[18] Voir le Point droit Attroupement-Dispersion-de-la-manifestation-prt.pdf (ldh-france.org)

[19]Défenseur des droits, décision n°2020-131, Décision cadre portant recommandations générales sur les pratiques du maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie, 9 juillet 2020 p.6.

Dénoncé également par la CNCDH :

48. Enfin, la CNCDH regrette l’absence de prohibition expresse d’une pratique trop souvent observée, consistant à enserrer des manifestants à l’intérieur d’un cordon policier plus ou moins hermétique (« nasse »), non seulement restrictive de la liberté d’aller et venir mais pouvant aussi représenter un danger en cas de panique des manifestants ainsi retenus. Les pouvoirs publics devraient également mettre un terme à la pratique dite des « contrôles délocalisés », encore trop souvent observée sur le terrain, qui consiste à interpeller et éloigner durablement un groupe de manifestants du cortège, éventuellement dans un commissariat, pour vérifier leur identité en l’absence de toute base légale”, avis sur les relations police-population, du 11 février 2021, A-2021-2, §48

[20] https://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2019/04/Rapport-16-novembre-2019-La-strate%CC%81gie-de-la-nasse-contre-le-droit-de-manifester.pdf

Les autres parties du rapport nasse : Nasse-PARTIE-II-La-dimension-politique-des-dispositifs-dencerclement.pdf (ldh-france.org) Nasse-PARTIE-IV-Manifestants-ennemis.pdf (ldh-france.org)


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