Appel urgent à lutter contre le recul démocratique, la détérioration de l’espace civique et de l’Etat de droit en Italie

Lettre ouverte commune dont la LDH est signataire et adressée à Michael McGrath, Commissaire européen pour la démocratie, la justice, l’Etat de droit et la protection des consommateurs

Monsieur le Commissaire McGrath,

Nous vous écrivons au nom de plus de 80 organisations de la société civile pour vous demander instamment d’exprimer votre préoccupation quant à l’érosion accélérée de l’espace civique, des garanties démocratiques et de l’Etat de droit en Italie. Le décret sur la sécurité (d.l. 11 avril 2025, n. 48 ; précédemment projet de loi n° 1660[1]) du gouvernement italien est emblématique d’une dangereuse escalade. Nous vous demandons instamment d’agir selon le mandat, tel que décrit dans votre lettre de mission, afin de renforcer la protection de la société civile, des défenseurs des droits humains et des militantes et militants, et de défendre la démocratie et l’Etat de droit en prenant des mesures décisives contre cette évolution alarmante.

Le nouveau décret sur la sécurité introduit des restrictions sévères et disproportionnées au droit de réunion et d’expression pacifiques. Il introduit des mesures punitives qui risquent de criminaliser les formes légitimes de désaccords et de contestation des principes démocratiques fondamentaux et des formes de participation protégés par le droit international[2]. Le décret met aussi ouvertement en danger les droits numériques[3], car il permettrait, par exemple, l’utilisation par les autorités policières de caméras permettant de collecter des données biométriques sur les personnes lors des manifestations. Les organisations de la société civile[4], les syndicats[5], plusieurs rapporteurs spéciaux des Nations unies[6], le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’Homme de l’OSCE[7] et le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe[8] ont analysé une version du texte proposée comme projet de loi sur la sécurité et ont constaté que ses dispositions, si elles n’étaient pas modifiées, violeraient le droit international relatif aux droits de l’Homme et affecteraient de manière disproportionnée des groupes spécifiques, notamment les minorités raciales, les migrants et les réfugiés[9]. [Ils ont également souligné que la majorité des dispositions pourraient nuire à la démocratie et aux libertés fondamentales, et ont « le potentiel de saper les principes fondamentaux de la justice pénale et de l’Etat de droit »[10].

Après l’adoption du projet de loi sous forme de décret en Conseil des ministres, contournant ainsi le parlement et échappant à tout examen législatif sérieux, cinq rapporteurs spéciaux des Nations unies ont réitéré leur condamnation[11]. Depuis l’adoption du décret, la violence au cours des manifestations a augmenté de façon spectaculaire[12].

Le droit international an matière de droits de l’Homme reconnaît la désobéissance civile comme une forme légitime de rassemblement pacifique. Il affirme que les perturbations causées par les manifestations doivent être prises en compte et acceptées et que les restrictions imposées aux rassemblements pacifiques doivent être justifiées[13]. Le rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement souligne la nécessité urgente pour les Etats de faire respecter ces droits, de s’abstenir de recourir à une force excessive ou à des mesures punitives et de veiller à ce que les défenseurs de l’environnement ne soient pas injustement pénalisés[14]. Les mesures qui étouffent la dissidence, en particulier par le biais de dispositions vagues ou trop générales, affaiblissent les fondements du pluralisme, de la démocratie, de la responsabilité et d’une gestion ouverte des affaires publiques.

Les sanctions pénales étendues et disproportionnées infligées aux personnes exerçant leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion et d’association pacifiques sont également contraires au droit de l’UE, en particulier aux articles 11, 12, 21, 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE[15] et à l’article 2 du traité sur l’Union européenne (TUE)[16].

L’élaboration de la nouvelle loi s’inscrit dans le contexte d’un rétrécissement croissant de l’espace civique et d’un recul systémique de l’Etat de droit en Italie, mettant en évidence des tendances autoritaires, y compris la diffamation publique des acteurs de la société civile, même de la part de responsables politiques de haut niveau. Le gouvernement a présenté plusieurs propositions législatives présentant des risques importants pour l’indépendance du pouvoir judiciaire, a lancé un nombre sans précédent d’attaques et de menaces contre les médias[17], et a criminalisé de manière systémique la solidarité et les attaques contre les droits des femmes[18], des LGBTIQ+[19] et des hommes[20]. Nombre de ces attaques sont alimentées par de puissants acteurs anti-droits en Italie, qui ne font que se renforcer à mesure que les financements qui précédemment venaient en soutien aux organisations œuvrant en faveur des droits de l’Homme et de la démocratie sont dorénavant largement contrebalancés par d’autres qui s’efforcent de démanteler ces cadres. Le 10 mars 2025, le CIVICUS Monitor a inclus l’Italie dans la liste des pays où il y a un sérieux déclin du respect de l’espace civique, la mettant ainsi aux côtés de la République démocratique du Congo, du Pakistan, de la Serbie et des Etats-Unis d’Amérique[20].

Compte tenu du recul démocratique croissant dans de nombreux plusieurs Etats membres de l’UE, qui suivent les traces de la Hongrie, où l’espace civique et l’Etat de droit ont été progressivement démantelés, la question urgente est soulevée de savoir comment l’UE peut empêcher d’autres Etats membres de sombrer dans un autoritarisme similaire.

Cette trajectoire est profondément incompatible avec la promesse fondatrice de l’UE énoncée à l’article 3[21] du traité sur l’Union européenne : offrir à ses citoyens la liberté, la sécurité et la justice. Par conséquent, toute nouvelle érosion des principes de l’Etat de droit, de la démocratie et des droits fondamentaux pourrait conduire à une désintégration plus large des valeurs sur lesquelles l’UE est fondée et mettre en péril la cohésion même de l’Union.

La Commission européenne a à la fois la compétence et l’obligation d’agir lorsqu’un Etat membre manque au respect des valeurs de l’Union en vertu des articles 2 et 3 du traité UE, viole les droits protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’UE et érode l’Etat de droit. En tant que commissaire européen chargé de préserver l’Etat de droit, de faire respecter la Charte des droits fondamentaux et de protéger la société civile, nous vous demandons d’assumer votre responsabilité à agir de manière décisive, et pour cela :

1) Demander publiquement au gouvernement italien d’abroger la loi sur la sécurité et de garantir le plein respect de la Charte des droits fondamentaux de l’UE et des valeurs consacrées par les articles 2 et 3 du TUE.
2) Formuler une recommandation forte et explicite dans le rapport 2025 sur l’Etat de droit, condamnant la loi et soulignant ses effets graves sur l’espace civique, la démocratie et l’Etat de droit.
3) Vous rendre en Italie pour rencontrer et dialoguer avec la société civile, en particulier avec les groupes les plus ciblés.
4) Engager un dialogue politique direct avec le gouvernement italien afin d’obtenir des garanties quant au respect de la démocratie et de l’Etat de droit.
5) Procéder à une évaluation juridique de la compatibilité du décret sur la sécurité avec le droit communautaire et le droit de l’UE et, si des violations sont confirmées, engager une procédure d’infraction au titre de l’article 258 du TFUE.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Commissaire McGrath, l’expression de nos salutations distinguées,

Forum civique européen

Signataires : A Sud Ecologia e Cooperazione, Italy ; Academia Cidadã, Portugal ; Access Now, International ; Action Europeenne Handicap (AEH), European ; AEC, France ; AIRHH, France ; ARCI, Italy ; ARTICLE 19, International ; Articolo 21, Italy ; Asociacion cultural Baizara, Spain ; Asociación de Derecho Penitenciario Rebeca Santamalia (ASDEPRES), Spain ; Asociación Libre de la Abogacía (ALA), Spain ; Association Certi Diritti, Italy ; Association Legebitra, Slovenia ; Association of Women of Southern Europe (AFEM), European ; Balkan Civil Society Development Network, Western Balkans ; Braşov, Romania ; CISV, International ; CIVICUS, International ; CIVIL – Center for Freedom, North Macedonia ; Civil Liberties Union for Europe, European ; Climate Action Network Europe (CAN), Europe ; Comisión Legal Sol, Spain ; COSPE, Italy ; Croatian Platform for International Citizen Solidarity (CROSOL), Croatia ; Defending Democracy Global Initiative, International ; Deystvie, Bulgaria ; DiEM25, Italy ; Ekopolis Foundation, Slovakia ; European Center for Not-For-Profit Law, European ; European Digital Rights (EDRi), European ; European Gay & Lesbian Sports Federation, European ; European House Budapest, Hungary ; European Movement Italy, Italy ; European Network against Racism, European ; European Network Church on the Move, European ; European Observatory for Non-Discrimination and Fundamental Rights, European ; EL*C – Eurocentralasian Lesbian* Community, Europe & Central Asia ; Front Line Defenders, International ; Fondazione Mondinsieme, Italy ; Friends of the Earth Denmark, Denmark ; Gaynet, Italy ; Greek Forum of Refugees, Greece ; Greenpeace Italy, Italy ; Gruppo Trans, Italy ; Hermes Center Hacking for Human Rights, Italy ; Human Rights House Zagreb, Croatia ; IFM-SEI, International ; ILGA-Europe, European ; Italian Climate Network Onlus, Italy : Italiani Senza Cittadinanza, Italy ; In Difesa Di, Italy ; International LGBTQI Youth & Student Organisation (IGLYO), International ; Labris – Lesbian human rights organization, Serbia; La Ligue de l’Enseignement, France ; La Strada International, European ; LDH (Ligue des droits de l’Homme), France ; Maison de l’Europe de Paris, France ; MERA25, Italy ; National Federation of Polish NGOs (OFOP), Poland ; Nessuno Tocchi Caino, Italy ; Netpol, UK ; Network of Estonian Non-Profit Organisations, Estonia ; New Europeans Peoples Forum, European ; Non-Governmental Organizations’ Information and Support Centre, Lithuania ; No Somos Delito, Spain ; NOVACT, Spain ; Nyt Europa, Denmark ; Ökotárs-Hungarian Environmental Partnership Foundation, Hungary ; Òmnium Cultural, Spain ; Pax Christi, International ; PIC – Legal Center for the Protection of Human Rights and the Environment, Slovenia ; PICUM, European ; Plataforma Portuguesa das ONGD, Portugal ; Possibile LGBTI+, Italy ; Prisme, the Walloon federation of LGBTQIA+ organisation, Belgium ; Spanish LGBTI+ Federation (FELGTBI+), Spain ; SOLIDAR, European ; Statewatch, European ; TGEU – Trans Europe and Central Asia, Europe & Central Asia ; The Wheel, Ireland ; University Women of Europe, European ; Un Ponte Per, Italy

Bruxelles, le 27 mai 2025

Télécharger la lettre commune en anglais.

 

[1] https://www.gazzettaufficiale.it/eli/id/2025/04/11/25G00060/sg
[2] https://docs.un.org/en/CCPR/C/GC/37
[3] https://www.wired.it/article/decreto-sicurezza-body-cam-riconoscimento-facciale-diritti-amnesty/
[4] https://www.hrw.org/news/2025/02/05/italian-security-bill-seriously-threatens-rights-freedoms
[5] https://www.cgil.it/ufficio-stampa/ddl-sicurezza-cgil-repressione-di-ogni-forma-di-dissenso-e-politica-punitiva-non-sono-soluzioni-ee4u6dc7
[6] https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/DownLoadPublicCommunicationFile?gId=29549
[7] https://legislationline.org/sites/default/files/2024-05/2024-05-27%20-%20Opinion_Italy_Draft%20Law%20on%20Public%20Security%20-%20final.pdf
[8] https://rm.coe.int/letter-to-president-of-the-senate-italy-by-michael-o-flaherty-council-/1680b2e8d7
[9] https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/DownLoadPublicCommunicationFile?gId=29549
[10] https://legislationline.org/sites/default/files/2024-05/2024-05-27%20-%20Opinion_Italy_Draft%20Law%20on%20Public%20Security%20-%20final.pdf
[11] Italy: UN experts concerned by administrative enactment of problematic security bill | OHCHR
[12] See e.g. https://www.ilfattoquotidiano.it/2025/05/20/venezia-scontri-manifestanti-polizia-video-manganellate/7995666/; https://www.instagram.com/p/DJ30B1HtnwI/?igsh=Z3luMGRyN2pmMjhn&img_index=1
[13] https://docs.un.org/en/CCPR/C/GC/37
[14] https://unece.org/sites/default/files/2024-02/UNSR_EnvDefenders_Aarhus_Position_Paper_Civil_Disobedience_EN.pdf
[15] https://eur-lex.europa.eu/eli/treaty/char_2012/oj/eng
[16] https://eur-lex.europa.eu/eli/treaty/teu_2012/art_2/oj/eng
[17] https://www.liberties.eu/f/vdxw3e
[18] https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-10-2024-001724_EN.html
[19] https://www.ilga-europe.org/news/statement-ilga-europe-calls-on-italian-government-to-end-anti-lgbti-rhetoric-and-violence/
[20] https://monitor.civicus.org/watchlist-march-2025/
[21] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:12008M003
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