Lettre ouverte envoyé au Premier Minsitre Jospin

Amnesty International (France)

Association des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture

Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers

Cimade

Comede

Droits d’urgence

Forum Réfugiés

Gisti

Ligue des droits de l’homme

Médecins du Monde

MRAP

Ordre des avocats à la Cour de Paris

Syndicat des Avocats de France

Syndicat de la Magistrature

Monsieur Lionel Jospin

Premier Ministre

Hôtel Matignon

Paris

Paris, le 19 octobre 2001

Objet : Privations de liberté en matière de police des étrangers – demande d’usage du pouvoir réglementaire pour renforcer la garantie des droits des étrangers maintenus en zones d’attente ou retenus en centre de rétention.

Monsieur le Premier Ministre,

Les organisations soussignées vous prient de faire usage de votre pouvoir réglementaire pour apporter une solution aux problèmes graves qu’elles rencontrent dans le cadre de leurs missions respectives auprès des étrangers privés de liberté par les services de police.

Que ce soit lors de leur arrivée en France – s’ils demandent l’asile ou se voient opposer un refus d’admission sur le territoire – ou à l’inverse pour les besoins de leur éloignement du territoire français, les étrangers peuvent faire l’objet de mesures administratives de privation de liberté. Ils se trouvent alors placés sous la responsabilité des services de police qui les détiennent.

La loi leur assure en principe le respect d’un certain nombre de droits mais l’expérience acquise par nos organisations démontre que ces garanties restent trop souvent purement formelles. Des dérives graves ont été observées et sont régulièrement dénoncées, s’agissant notamment des conditions matérielles de privation de liberté, par le Comité de prévention de la torture du Conseil de l’Europe.

Une part importante de ces graves difficultés serait pourtant résolue par le recours à un certain nombre de dispositions techniques simples, relevant du pouvoir réglementaire.

Aussi nous demandons-vous – sans préjudice des modifications législatives qui seraient nécessaires – de bien vouloir compléter les décrets n° 2001-236 du 19 mars 2001 relatif aux centres et locaux de rétention et n° 95-507 du 2 mai 1995 relatif aux zones d’attente, pour y apporter un certain nombre de garanties nécessaires pour assurer l’effectivité des droits des personnes privées de liberté.

I – Sur les locaux et centres de rétention

La loi n° 81-973 du 29 octobre 1981 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France a modifié fondamentalement l’ordonnance du 2 novembre 1945. Elle y a inséré un article 35 bis définissant la rétention administrative des étrangers visés par une mesure d’éloignement.

Pour son application concrète, une série de décisions réglementaires a été prise sans jamais toutefois définir de façon précise les modalités de la privation de liberté, jusqu’à ce que cette lacune soit complétée par un décret du 19 mars 2001 (JO du 20 mars) et un arrêté pris pour son application le 24 avril suivant (JO du 18 mai), comportant un modèle de règlement intérieur de centre de rétention.

Attendus depuis près de 20 années, ces textes ont pour objectif de mettre un terme aux dérives constatées et de mieux encadrer juridiquement les lieux de rétention, ce qui ne peut que recueillir notre approbation. Ils sont cependant totalement silencieux sur les modalités de l’accès des retenus à un avocat. Cette garantie essentielle prévue par la loi n’est dans les faits pas effective.

Il est en effet très rare que les retenus reçoivent effectivement la visite d’un conseil, qu’ils rencontrent généralement pour la première fois à l’audience, alors même que le législateur de 1998 est intervenu pour préciser que cette rencontre devait pouvoir se faire « dès le début du maintien » et sous le bénéfice de l’aide juridictionnelle, « le cas échéant ».

C’est pourquoi nous vous prions de bien vouloir compléter ce dispositif réglementaire en y ajoutant les dispositions suivantes, qui paraissent nécessaires pour garantir l’effectivité de ce droit prévu par la loi.

1) Sur les horaires de visite de l’avocat

La pratique a montré que l’intervention de l’avocat se heurte en premier lieu aux horaires de visite qui lui sont parfois opposés, déterminés de manière hétérogène sur le territoire et alignés dans de nombreux cas sur ceux réservés aux familles et visiteurs.

On observera tout d’abord que la loi n’a limité ni la durée, ni les horaires des rencontres d’un étranger avec son avocat. L’étranger dispose en effet de très peu de temps pour exercer les divers recours qui lui sont ouverts (48 heures pour saisir le tribunal administratif ou pour faire appel d’une ordonnance prolongeant sa rétention), de sorte que l’avocat intervient le plus souvent dans l’urgence.

Le modèle de règlement intérieur annexé à l’arrêté du 24 avril 2001 prévoit certes, « par dérogation » aux horaires des autres visiteurs, que les avocats bénéficieront d’horaires de visite que l’on suppose élargis, mais n’interdit pas que des restrictions horaires soient apportées.

Ceci est d’autant plus choquant que l’article 20 du même modèle de règlement prévoit que le représentant consulaire ne sera pas soumis à cette restriction et qu’il pourra de jour comme de nuit, « sans condition de jour ni d’heure, rencontrer son ressortissant », ce qui crée une disparité contraire à la loi qui garantit de la même manière le droit pour l’intéressé de rencontrer son avocat comme son consul, sans limitation.

En matière de zones d’attente la Cour de cassation a récemment jugé qu’il ne pouvait être opposé aucun horaire à l’avocat rendant visite à son client, leur liberté de communication devant pouvoir s’exercer à tout moment, sans limite, même de nuit (cass. 2ème civ. 25 janvier 2001). Les mêmes considérations doivent a fortiori prévaloir dans les centres ou locaux de rétention où les délais de procédure sont encore plus courts et plus rapides qu’en matière de zones d’attente.

Dès lors, nous vous demandons de compléter le décret du 19 mars 2001 afin d’y préciser expressément qu’aucune restriction d’horaire ou de temps ne saurait être opposée à l’avocat rendant visite à un étranger retenu.

2) Sur le contrôle d’entrée

L’article 19 du modèle de règlement intérieur annexé à l’arrêté du 24 avril 2001 indique que « les visiteurs doivent se soumettre obligatoirement au contrôle de sécurité prévu au moyen de… » sans autre forme de précision quant au processus de contrôle.

Il n’est pas expressément indiqué si les avocats seront soumis à ce contrôle, alors même que l’article 20 mentionne que les représentants consulaires « ne sont soumis qu’à un contrôle de sécurité visuel, sans fouille de leur vêtement ni de leurs bagages et sans passage sous les portiques de détection ».

Il est bien certain qu’il ne saurait en être autrement des avocats, auxiliaires de justice, qui ont prêté serment devant la Cour d’appel de leur barreau et dont la mission constitue un véritable service public, a fortiori lorsqu’ils interviennent au titre de l’aide juridictionnelle.

Eu égard aux errements constatés dans les années passées, il nous apparaît essentiel que le décret mentionne expressément cette garantie de confiance à l’égard de la profession d’avocat en étendant à ceux-ci l’exception qui n’est, en l’état, prévue qu’en faveur des seules autorités consulaires.

3) Sur la confidentialité de la rencontre entre l’étranger et son avocat

Ni le décret ni l’arrêté ne garantissent la confidentialité de l’entretien de l’étranger retenu avec son avocat. On observera que le médecin n’a pas plus cette assurance.

Cependant, l’article 20 du modèle de règlement intérieur offre aux représentants consulaires cette possibilité « s’ils le demandent ».

Ici non plus, aucune disparité de traitement ne saurait être justifiée et il est essentiel que le décret soit complété pour prévoir la mise à disposition d’un local spécifique garantissant la confidentialité des entretiens des étrangers avec l’avocat.

4) Sur la confidentialité des communications avec l’extérieur ou depuis l’extérieur

Marquée par l’urgence, la procédure de rétention impose que l’avocat puisse communiquer avec l’extérieur (familles, associations, avocats, médecins…) mais aussi avec l’intéressé depuis l’extérieur, tant dans sa mission d’assistance pour la phase contentieuse de rétention ou de reconduite à la frontière, que pour toute mission de conseil qui lui serait confiée par un étranger retenu.

Le décret devra donc être complété pour garantir la confidentialité des communications de l’avocat avec des tiers à l’extérieur ou, depuis l’extérieur, avec l’étranger retenu.

5) Sur l’assistance d’un interprète

L’article 35 bis prévoit le droit d’un étranger retenu à bénéficier de l’assistance d’un interprète. Ceci englobe nécessairement le bénéfice des mêmes facilités pour l’avocat assistant l’étranger. La nécessité d’un interprète peut apparaître notamment lors de contacts pris par téléphone par l’avocat avec la famille d’un étranger.

Il importe donc que le décret soit complété pour prévoir le droit pour l’avocat d’être assisté d’un interprète lorsqu’il rencontre son client ou intervient dans le cadre de son assistance.

6) Sur l’affectation de locaux de permanence équipés

Comme il a été rappelé, l’article 35 bis de l’ordonnance soumet les barreaux à une véritable mission de service public. Les Ordres ont mis en place des permanences pour assurer la défense des étrangers auprès des juridictions dans le cadre du contentieux de la reconduite à la frontière et du contentieux de la rétention.

La modification de l’article 35 bis par la loi du 11 mai 1998 alourdit la tâche des Ordres puisque les avocats peuvent également être sollicités pour une mission de conseil, indépendamment des procédures de reconduite à la frontière et/ou de rétention.

L’étranger peut « dès le début du maintien » en rétention solliciter une telle assistance. Si certains barreaux ne sont pas soumis à une forte pression de demandes, d’autres en revanche doivent assurer, notamment au titre de l’aide juridictionnelle, de très nombreuses missions. L’éloignement géographique des lieux de rétentions par rapport aux lieux de résidence professionnelle des avocats et des tribunaux conduit à de nombreux déplacements qui au surplus retardent les interventions des avocats.

Il nous apparaît donc essentiel que le décret soit complété pour prévoir la possibilité d’instaurer de véritables permanences d’avocats dans les lieux de rétention, sous forme de conventions entre les préfets et les ordres (comme il en est prévu à l’article 14 en matière de soins), de même que depuis de nombreuses années les autorités judiciaires ont mis à la disposition des barreaux des locaux dans les palais de justice pour assurer au mieux leurs missions sous forme de permanences. Les locaux affectés à ces permanences devront être suffisamment équipés pour rendre possible l’exercice de leur mission par les avocats (téléphone et télécopieur).

2 – Sur les zones d’attente

Les observations effectuées par nos organisations, et notamment celles qui sont habilitées en application de l’article 35 quater de l’ordonnance de 1945 pour visiter les zones d’attente, convergent avec celles du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), du Comité européen pour la prétention de la torture (CEPT) et de certains parlementaires ayant exercé le droit de visite prévu par la loi, pour établir un constat des multiples dysfonctionnements ou illégalités préjudiciables aux étrangers maintenus :

– difficulté pour les étrangers maintenus de comprendre la procédure qui leur est appliquée,

– obstacles opposés aux visites d’avocats, notamment par des limitations horaires incompatibles avec la loi,

– témoignages trop fréquents de violences policières à l’égard des personnes maintenues,

– insuffisance flagrante du personnel médical et paramédical spécialement affecté pour les personnes maintenues en zone d’attente,

– absence récurrente d’interprète permettant aux étrangers de comprendre et de se faire comprendre des différents interlocuteurs,

– obstacles et/ou retards pour l’enregistrement des demandes d’asile par la Police aux Frontières,

– absence d’aide et de préparation avant les auditions relatives à l’examen du caractère manifestement infondé des demandes d’asile,

– difficultés pour communiquer avec l’extérieur,

– absence d’informations sur les voies de recours possibles,

– absence de communication en temps voulu des dates et heures des audiences au Tribunal de Grande Instance,

– difficultés permanentes ou limitations des visites des membres de la famille ou des amis,

– non respect fréquent du délai d’un jour franc prévu à l’article 5 de l’ordonnance de 1945 avant l’exécution d’une mesure de non-admission,

– inadaptation des conditions de maintien pour des personnes mineures pourtant maintenues,

– omission régulière de délivrance du sauf conduit aux personnes admises sur le territoire…

Dans ces conditions, le dispositif qui prévaut actuellement dans les zones d’attente ne peut être considéré comme respectueux du droit des personnes et des règles françaises et européennes relatives à la protection des droits individuels.

C’est pourquoi, sans préjudice d’une modification législative qui s’impose à court terme, les organisations soussignées vous prient de bien vouloir faire usage de votre pouvoir réglementaire pour prendre sans délai un certain nombre de mesures qui renforceraient les droits des personnes.

Il est en particulier essentiel de compléter le dispositif réglementaire existant, par exemple en modifiant le décret n°95-507 du 2 mai 1995, sur les points suivants.

1) Instauration de véritables permanences d’avocats en zone d’attente

Il apparaît essentiel que de telles permanences soient instaurées dans les plus brefs délai. Les considérations développées plus haut en faveur de l’instauration de permanences d’avocats dans les centres de rétention sont a fortiori transposables aux zones d’attente où le Comité européen de prévention de la torture en a lui-même souligné la nécessité dans son dernier rapport.

Par leur objet ces permanences devront pouvoir relever de l’aide juridique ou juridictionnelle (assistance pour les besoins de la demande d’asile, comme pour les besoins de la comparution devant le président du Tribunal de grande instance).

Les modalités des visites d’avocats aux étrangers maintenus devront être entourées des mêmes garanties que celles évoquées ci-dessus au profit des étrangers retenus en locaux de rétention (absence de limitation horaire conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, confidentialité, assistance d’un interprète, locaux adaptés et équipés).

2) Elargissement du droit de visite des associations

L’évolution de la situation de fait rend nécessaire une réévaluation des besoins en ce qui concerne les visites d’associations prévues par la loi.

La définition de l’étendue de ces visites relève du pouvoir réglementaire. Les constats accablants et convergents dressés par les organisations internationales (HCR et CEPT), les parlementaires et les associations intervenant en l’état de leurs possibilités, montrent l’échec flagrant du régime actuel des zones d’attente. Les violations des droits des personnes allant jusqu’à l’atteinte portée à leur intégrité physique rendent indispensable un droit de regard accru de la société civile jouant à cet égard un rôle préventif.

Le décret de 1995 doit donc être modifié de telle sorte que les associations ayant pour objet l’aide ou l’assistance aux étrangers, la défense des droits de l’homme ou l’assistance médicale ou sociale puissent être habilitées à accéder de façon permanente aux zones d’attente pour y apporter l’aide et l’assistance nécessaire aux étrangers maintenus.

Cet accès permanent devra bénéficier aux associations dont la vocation est nationale, régionale ou locale, sans distinction.

Les associations habilitées devront se voir reconnaître la possibilité d’accéder aussi souvent qu’elles le souhaitent à la zone d’attente, de jour comme de nuit et sans avoir à formaliser de demande préalable. Il devra être clairement spécifié, pour éviter les difficultés d’interprétation aujourd’hui parfois opposées aux visiteurs, que le droit de visite s’exerce sur l’ensemble des locaux et espaces constituant la zone d’attente telle que la définit l’article 35 quater de l’ordonnance de 1945 (s’étendant « des points d’embarquement et de débarquement à ceux où sont effectués les contrôles des personnes » et pouvant inclure « un ou plusieurs lieux d’hébergement »).

Chaque association habilitée devra pouvoir désigner le nombre de représentants qui lui paraît nécessaire pour répondre aux sollicitations et aux besoins des personnes maintenues, chacune des personnes ainsi désignée devant recevoir une habilitation nominative d’accès à la zone d’attente.

Il est essentiel que les représentants ainsi habilités puissent s’entretenir confidentiellement avec les étrangers ainsi maintenus et bénéficier si besoin de l’assistance d’un interprète.

*

* *

L’ensemble des modifications réglementaires demandées ci-dessus se rattache à des droits d’ores et déjà édictés par la loi et pourtant mal garantis dans les faits. Nous attachons donc le plus grand prix à ce que soient prises ces dispositions relevant de vos pouvoirs, qui s’avèrent indispensables pour remédier à une situation unanimement dénoncée comme intolérable.

Certains que, sensible à nos inquiétudes, vous aurez à cœur d’y apporter les solutions relevant de votre autorité, nous vous prions de croire, Monsieur le Premier ministre, à l’assurance de notre haute considération.

Liste des signataires

Amnesty International (France)

Association des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture

Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers

Cimade

Comede

Droits d’urgence

Forum Réfugiés

Gisti

Ligue des droits de l’homme

Médecins du Monde

MRAP

Ordre des avocats à la Cour de Paris

Syndicat des Avocats de France

Syndicat de la Magistrature

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