Laïques aujourd’hui

Rapport sur la laïcité présenté lors du 81e congrès de la LDH les 2, 3 et 4 juin à Limoges

Soyons donc clairs et nets, et d’abord entre nous : l’esprit laïque, les principes de la laïcité demeurent au cœur de nos convictions ; mais pour les laïques que nous sommes plus que jamais, la question centrale s’est déplacée.

Historiquement, la laïcité s’est construite dans un mouvement d’émancipation face au cléricalisme, dans l’affrontement avec l’emprise de l’Église catholique sur l’ensemble de la société. Aujourd’hui, la puissance de cette Église, ou ce qu’il en reste, ne menace plus ni les institutions républicaines, ni le pluralisme politique, culturel et idéologique. L’enjeu central en termes de liberté, d’égalité et de cohésion sociale, c’est précisément le pluralisme culturel, et notamment (mais bien sûr pas exclusivement) le pluralisme religieux. Dès lors, être laïque aujourd’hui, c’est d’abord lutter contre les atteintes à la liberté de conscience – et en particulier à la liberté religieuse – et à l’égalité dans l’exercice de cette liberté (lequel exercice est nécessairement collectif).

Pour autant, il ne saurait être question d’accepter que tel culte organisé continue à prétendre pouvoir imposer sa vision du monde pour censurer tel créateur ou jeter l’anathème sur telle législation : parce que la laïcité est et restera un idéal émancipateur et une référence éthique, notre vigilance ne doit pas faiblir lorsque la défense des libertés et le respect de la démocratie sont en cause. [19] De même, nous devons refuser et à l’occasion dénoncer la tentation de « confessionnaliser » le débat public face à des enjeux qui relèvent en réalité essentiellement d’une logique politique et sociale, comme on l’a encore vu lors des attentats contre quelques lieux symboliques du judaïsme à l’automne 2000, ou plus souvent encore sur des terrains qui manifestent une « crise de valeurs » tels que le traitement des conséquences des progrès de la biologie, baptisé « bioéthique » : l’appel aux grandes confessions pour participer à des « comités d’éthique » n’est évidemment pas illégitime, mais ne saurait être privilégié dans la composition de ces instances sans mutiler leur représentativité éthique (la morale n’est pas affaire que des spiritualistes, ni la transcendance que des religions) : la laïcité de l’espace public est particulièrement nécessaire en l’occurrence.

Faisons donc la part de ce qui demeure et de ce qui change, afin que la fidélité aux principes ne se dénature pas en aveuglement paralysant.

Ce qui demeure clairement est l’attachement au compromis libéral : la laïcité est d’abord garantie des libertés. Ainsi le Conseil d’État a-t-il appliqué sa jurisprudence constante sur les libertés publiques [20] aux affaires dites du « foulard à l’école », sans y apporter la moindre inflexion. L’école publique reste neutre, ses élèves restent libres ; et c’est précisément parce que ses élèves sont libres dans leur conscience qu’elle est la seule véritable « école libre ». [21] Ces principes nous conduisent notamment à souhaiter que l’histoire des religions occupe une place plus conséquente dans ses programmes, afin de donner accès à un aspect important de la diversité culturelle dans le strict respect du principe de neutralité : dès lors que personnels et programmes y sont très légitimement astreints, il est à peine besoin de souligner qu’enseigner l’histoire des religions n’est pas plus « enseigner les religions » qu’enseigner l’histoire de l’URSS n’est « enseigner le stalinisme »…

Mais notre fidélité à l’école publique ne nous a pas pour autant aveuglés sur les conditions difficiles dans lesquelles elle fonctionne, aujourd’hui plus que jamais : la ségrégation territoriale, produite par la conjugaison des lois du marché foncier et d’une politique aussi myope que cynique de relégation des immigrés dans des « townships » à la française (bidonvilles, puis « cités » qui portent bien mal leur nom), accentue l’impact des inégalités sociales et culturelles sur le fonctionnement du système scolaire, malgré des mesures de « rétablissement de l’égalité » nécessairement insuffisantes : l’institution de ZEP ne saurait résoudre en aval des contradictions qui dépassent de loin le seul champ scolaire ; l’École ne peut à elle seule redresser des inégalités structurelles aussi profondes. Il reste d’une part que faire porter aux seuls enseignants la responsabilité de ces graves difficultés est aussi absurde qu’injuste, d’autre part que la discrimination qui caractérise le fonctionnement réel du système scolaire est radicalement incompatible avec l’idée même que nous nous faisons de la laïcité.

Ce qui change non moins clairement et plus profondément encore, c’est que la question laïque n’est plus principalement scolaire, ni même uniquement religieuse : il s’agit d’abord du rapport entre uniformité et diversité (notamment d’expression vestimentaire des croyances et surtout des appartenances), entre intégration et « communautés », entre homogénéisation et ségrégation, entre rationnel/scientiste et irrationnel/magique, entre individus et groupes… et, de manière générale, de la frontière mouvante et en redéfinition du public et du privé.

En ce sens, l’affaire du « foulard à l’école » a cristallisé depuis 1989 un malaise qui pose toutes les questions fondamentales : laïcité et libertés (le principe de liberté, qui se présume, ne le cède qu’au respect de la liberté d’autrui et de l’ordre public : ainsi le veut l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen), laïcité et neutralité (des personnels mais non des usagers), laïcité et égalité (entre opinions, croyances et cultes), laïcité et pluralisme culturel [22] bien pour cela que l’application de la jurisprudence « Benjamin » par le Conseil d’État, si consensuelle sur tout autre terrain, a soulevé ici tant de controverses.

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