« La République en souffrance », retours…

La concomitance entre les développements de l’affaire Cahuzac et la parution de L’Etat des droits de l’Homme en France, édition 2013, met en lumière une dimension de crise institutionnelle, dénoncée de longue date par la LDH.
« Dans ce contexte, qui incite bien des observateurs à faire référence aux années 1930, est-il possible de conjurer les catastrophes annoncées ? C’est en tout cas nécessaire car, à défaut de changements structurels et culturels forts, c’est le pire, déjà en embuscade, qui l’emportera. Mais surtout, c’est possible à condition de tenir les promesses du changement. Maintenant. »
Le propos, tiré de L’Etat des droits de l’Homme en France 2013 – intitulé « La République en souffrance » – ne manque, hélas, pas de pertinence. Il ne participe pourtant d’aucune prescience particulière et il serait à la fois vain et arrogant d’y voir une quelconque prémonition. Nul rédacteur de L’Etat des droits de l’Homme en France n’avait, comme on dit, vu venir l’affaire Cahuzac. Mais nombre de réflexions qui émaillent l’ouvrage permettent de marquer une distance avec les métaphores naturalistes – tsunami, tremblement de terre – utilisées ad nauseam par nombre de médias. La catastrophe Cahuzac, qui en est bel et bien une pour la République et la démocratie, n’était pas plus imprévisible que ne l’étaient les émeutes urbaines de 2005. Comme elles, elle s’inscrit dans un long processus de dégradation démocratique et des moeurs républicaines, exacerbé par les crises financières qui s’enchainent singulièrement depuis 2008. Ce que pointe, là encore, notre L’Etat des droits de l’Homme en France : « la conjonction des destructions économiques, des régressions sociales et du dessaisissement démocratique ne peut que produire, dans des pays de plus en plus nombreux, à la fois un rejet de l’intégration européenne par une part croissante des citoyens et un profond désenchantement démocratique  ». Autrement dit, s’il n’était pas fatal que surgisse l’affaire Cahuzac, il n’est pas si étonnant qu’elle se soit produite.

On s’en convainc en observant la vitesse à laquelle le scandale est devenu affaire (cf. notre article « Quelque chose de Cahuzac »), vitesse qui témoigne d’un affaiblissement global de la confiance dans la représentation politique, dans sa capacité à porter l’intérêt général, dans son utilité pratique et symbolique. Cette crise renvoie à l’incapacité croissante de la sphère politique à dire la loi face à des puissances d’argent mondialisées, qui n’ont plus rien à voir avec les conseils d’administration bancaires à la Zola. Elle exprime les retombées dramatiques de la crise économique et sociale, traduit les angoisses de déclassement d’un peuple et d’une nation, le refus aussi de payer une « douloureuse », qui l’est d’autant plus qu’est puissant le sentiment de la payer pour d’autres. Elle manifeste surtout l’exaspération devant un certain autisme des élites dirigeantes ; à cet égard, on peut relire – ou podcaster – l’entretien accordé par François Hollande à David Pujadas sur France 2 le 28 mars, soit quatre jours avant la cérémonie des aveux ! Le compte à rebours est lancé de longue date déjà ; le président de la République l’ignore-t-il ? Toujours est-il qu’il tient son cap sur la réduction des déficits sociaux et l’austérité afférente, et précise sur un mode très Ve République, « j’ai besoin des entrepreneurs  » et balaye les affaires possible d’un « J’ai le cuir solide, j’ai le sang froid, pas les nerfs à vif ». On ne peut que s’en féliciter ; malheureusement le sujet en cause n’est pas ici François Hollande – ou quelque autre « sauveur suprême » dans sa situation – ; le sujet, c’est la République, qui ne se réduit pas à un monologue « présidentialiste ».

Une République en souffrance, aux deux sens du terme : la douleur et l’attente.

La douleur, elle, naît de la crise financière, du chômage et des doutes sur l’avenir, renforcés d’affaires qui empoisonnent la confiance, sans laquelle rien n’est possible. Les « affaires » ne sont pas la tasse de thé de la LDH ; elle s’en est toujours tenue à distance, considérant que leur exploitation pouvait vite alimenter via des amalgames rapidement faits, les détracteurs de la représentation républicaine et, au-delà, du principe républicain lui-même. Mais elle ne les a jamais ignorés, les considérant comme symptomatiques d’un état des lieux de la démocratie, dans sa dimension sociale, judiciaire, électorale. C’est ce qui explique qu’elle ait accompagné les dénonciations de l’internationalisation des réseaux financiers mafieux, telles celle de l’appel de Genève, qu’elle se soit investie dans la plateforme de lutte contre les paradis fiscaux. Elle a toujours veillé à articuler ces engagements avec ceux qui sont au cœur de sa mission : la défense des droits, de l’égalité, de la démocratie, considérant que les trafics sont avant toute autre chose un hold-up perpétré contre la capacité des sociétés à faire politique. C’est dire qu’elle relie de façon constante ses engagements démocratiques et sa dénonciation de la criminalité financière, qu’elle ne sépare pas de la mondialisation financière. C’est à cette lumière qu’elle analyse, lors de son congrès de Saint-Denis, en 2007, la situation des institutions et de la démocratie : « Il s’agit d’une véritable crise qui affaiblit la crédibilité de l’action politique, du suffrage universel, de la représentation publique, et qui mine les valeurs républicaines de liberté, d’égalité, et de fraternité. Cette crise traverse les débats sur l’actualité électorale, politique et sociale ; la réflexion qu’elle appelle ne saurait être ramenée à ses dimensions techniques : durée du mandat présidentiel, définition des pouvoirs respectifs du Président et du Premier ministre, statut et rôle de la magistrature, nécessité d’une réécriture constitutionnelle… Elle ne peut pas davantage être cantonnée dans les frontières nationales, voire européennes, car elle participe d’une réalité mondiale, d’une phase historique nouvelle, marquée par une redistribution des cartes entre institutions internationales, gouvernements nationaux, entités continentales, groupes multinationaux, élus issus du suffrage universel, sociétés civiles. C’est donc à tous ces niveaux qu’il y a urgence à redonner à la décision politique une légitimité forte, enracinée dans le débat et l’universalité du suffrage ; à innover, pour construire une démocratie au rendez-vous de l’histoire, une République en phase avec les besoins du monde. »

Cette obsession d’une démocratie en permanence à réinventer en fonction des défis qui lui sont portés par les bouleversements mondiaux et nationaux, par la brutalisation sociale et politique portée par la doxa néolibérale traverse littéralement tous les textes de ses congrès du Creusot, de Reims et nourrit les propositions que la LDH va porter dans ses campagnes « Urgence pour les libertés, Urgence pour les droits » et le « Pacte pour les droits et la citoyenneté ». On y retrouve notamment le souci de ne pas laisser sans réponse le processus de désenchantement civique lisible dans une abstention croissante, dans une territorialisation sensible de la stigmatisation sociale et « ethnique », dans la dénonciation infatigable du hiatus croissant entre la façon dont les institutions fonctionnent et les attentes, les besoins en matière de démocratie.

On sait que cet ensemble de propositions aura peu d’impact sur le programme du candidat François Hollande. L’attente, cette autre « souffrance » est pourtant immense, tout en atteste au sein de la société civile, qui n’est pas si loin de la société tout court. Attente de renouveau, d’oxygénation, de représentation rénovée, de fraternité en actes…

C’est cette attente majeure qu’on retrouve évoquée dans l’éditorial de la dernière livraison de la revue Hommes & Libertés : « Dans cette séquence historique particulière, la démocratie n’est pas l’évidence dont on lui donne les apparences, elle est à redéfinir, en urgence ; elle constitue de fait, un enjeu. Simple règle du jeu, ramené a une seule dimension de modalité, elle est aujourd’hui en panne, à bien des égards. Les défis contemporains appellent qu’on l’investisse de sa vraie nature, celle d’une finalité, passant par la définition de l’intérêt général, par une représentativité pleine, entière et ouverte aux débats, acceptant les contradictions sociales et faisant des choix. Cela suppose le courage politique d’affronter cet adversaire Sans nom et sans visage, sans parti (…) qui ne présentera jamais sa candidature que fustigeait le candidat François Hollande dans son discours du Bourget. »

Las, les mesures annoncées par le président de la République soi-même, au détriment de son Premier ministre – la concentration d’un « pouvoir personnel » réduisant les autres institutions de la République à un rôle de mise en œuvre de la seule volonté présidentielle, au risque d’ailleurs de transformer le « monarque républicain » en paratonnerre – traduisent davantage la précipitation et l’improvisation qu’autre chose. Ce qui incite à penser que ces mesures de contrôles et de répression ne suffiront pas à restaurer la confiance ; il y faudrait de la politique. Le rappel à l’ordre présidentiel crispé adressé aux ministres dubitatifs sur la reconduction de la politique d’austérité augure mal des suites de ce point de vue.
Ce refus à s’engager dans ce combat au corps à corps avec, à la fois, les corrompus et les corrupteurs, avec le libéralisme et ceux qui se sont tournés contre l’intérêt général est extrêmement inquiétant. D’autant plus inquiétant qu’il s’opère sur la toile de fond d’une radicalisation des manifestations de rue de la « droite catho-facho » ; de la droite parlementaire, laquelle, quelques semaines auparavant faisait aux fraudeurs les yeux doux de Chimène et d’une galaxie de mouvements de droites extrêmes qui voient dans la situation l’occasion rêvée pour étendre leur capacité de nuisance politique au cri d’un « tous pourris », ennemi de toujours de la démocratie et des libertés.

Pour la Ligue des droits de l’Homme, l’urgence est plus que jamais à la mise en débat, en grand, d’une profonde rénovation :

– rénovation institutionnelle du Conseil supérieur de la magistrature à la représentation parlementaire, contrepoids plus nécessaires que jamais à une « monarchie élective » sans équivalent dans aucune autre démocratie ;

– rénovation démocratique : suppression du cumul des mandats ; fin du blocage de l’institution d’un référendum « d’initiative parlementaire et citoyenne », dont le principe a été inscrit dans la Constitution il y a… cinq ans ! ; égalité de tous les résidents étrangers devant le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales, etc.

Cette oxygénation démocratique n’est pas moins nécessaire à l’Union européenne aujourd’hui livrée, selon le mot d’Hubert Védrine, à une « gouvernance post-démocratique » : comment s’étonner du rejet croissant de l’intégration européenne et de la montée des replis nationalistes et identitaires lorsqu’un groupe de chefs d’Etat et de gouvernement ni mandatés, ni responsables de leurs décisions, décident de l’avenir de cinq cent millions de citoyens et leur imposent une soumission au jugement suprême des marchés financiers, c’est-à-dire des capitaux flottants nourris par la spéculation et par l’évasion fiscale ? Sortir de cette crise de légitimité et de crédibilité du politique passe certes par la lutte contre les paradis fiscaux, mais ne saurait s’en contenter.

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