Avis sur les dispositions législatives proposées par le gouvernement en vue de renforcer la lutte contre le terrorisme

Le gouvernement ayant présenté en urgence devant le Parlement, en vue de renforcer la lutte contre le terrorisme, une série d’amendements au projet de loi relatif à la sécurité quotidienne, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a décidé de procéder d’office à un examen de ces textes qui, de diverses façons, touchent les conditions d’exercice des libertés publiques et la protection des droits fondamentaux.

1- Toute démocratie a le droit et le devoir de se défendre. Les attentats commis aux États-Unis le 11 septembre 2001 ont ainsi conduit le gouvernement à prendre en considération une possible aggravation de la menace terroriste en France et, par suite, à proposer de renforcer les moyens de prévenir ce risque et d’en protéger la population. La CNCDH estime cependant indispensable de veiller à ce que les mesures prises à cette fin par les pouvoirs publics n’apportent à l’exercice des libertés et droits fondamentaux que des restrictions dûment justifiées par les nécessités de la lutte contre le terrorisme et strictement proportionnées à ces nécessités.

2- La CNCDH regrette en premier lieu que le gouvernement, agissant dans la hâte, ait choisi de saisir le Parlement de dispositions aussi substantielles par la voie d’amendements à un projet de loi dont la discussion était déjà très avancée, puisque ayant dépassé le stade de la commission mixte paritaire. Il en résulte que le Conseil d’État n’a pas été consulté sur ces textes, qui modifient notamment des dispositions très sensibles du Code de procédure pénale, et que le Parlement n’aura pu lui-même en débattre que sous des contraintes de temps et de procédure extrêmement étroites.

3- Relevant, en deuxième lieu, que le gouvernement n’entend proposer ces mesures de lutte contre le terrorisme que « pour une période déterminée liée aux circonstances actuelles », la CNCDH estime que la durée envisagée de cette période, expirant le 31 décembre 2003, est trop longue et devrait être abrégée d’un an pour expirer le 31 décembre 2002.

Il est en effet impossible de prévoir aujourd’hui si, quand et comment les circonstances actuelles vont se maintenir ou se modifier, ni donc comment va évoluer la menace terroriste potentielle qui motive aujourd’hui les propositions du gouvernement. La réduction d’un an de la période d’application du dispositif de lutte contre le terrorisme n’affaiblirait pas l’efficacité de cette lutte ; elle obligerait seulement à s’interroger plus tôt sur le bien fondé du maintien ou de l’éventuelle modification de ce dispositif, au vu de la situation du moment et du rapport d’évaluation établi par le gouvernement.

La CNCDH souhaite être saisie pour avis, le moment venu, du projet de loi qui sera alors élaboré et du rapport d’évaluation.

4- En troisième lieu, la CNCDH émet les observations et réserves suivantes au sujet de plusieurs des amendements ici examinés.

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En ce qui concerne les amendements insérant les articles 78-2-2 et 76-1 nouveaux dans le Code de procédure pénale, aux fins de permettre, dans certaines conditions, d’une part la visite de véhicules et, d’autre part, des perquisitions au stade de l’enquête préliminaire, la CNCDH considère que le champ d’application de ces procédures dérogatoires au droit commun doit être strictement circonscrit à la lutte contre le terrorisme. A cet égard, s’il est facilement compréhensible que ces dispositions puissent être mises en œuvre aux fins de recherche et de poursuite, non seulement des actes de terrorisme proprement dits mais aussi des infractions en matière d’armes et d’explosifs, il ne paraît pas justifié qu’elles soient étendues, de façon globale, aux « faits de trafic de stupéfiants », lesquels peuvent d’ailleurs couvrir, selon l’un des articles du Code pénal auquel il est fait renvoi, la simple détention de stupéfiants. Quelle que soit leur gravité intrinsèque, les infractions en matière de stupéfiants ne sont pas nécessairement liées au financement d’activités terroristes. Le texte des deux amendements devrait donc préciser que, s’agissant des faits de trafic de stupéfiants, les deux procédures dérogatoires susmentionnées ne peuvent être utilisées que lorsque ces faits sont en relation avec la recherche et la poursuite d’actes de terrorisme.

La CNCDH demande que le texte des deux nouveaux articles du code mentionne également que les réquisitions du procureur de la République doivent être précisément motivées.

En ce qui concerne l’amendement relatif à la visite des véhicules, il serait utile de préciser qu’en cas d’absence du conducteur ou du propriétaire du véhicule, la présence d’une personne extérieure – qui représente une garantie – n’est pas requise si la visite peut comporter des risques particuliers « pour cette personne ».

Par ailleurs, on relève que chacun des deux amendements ici examinés comporte un alinéa selon lequel le fait que les opérations de visite de véhicules ou de perquisition ainsi réalisées révèlent des infractions autres que celles dont la poursuite justifiait le recours à ces procédures exceptionnelles, « ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes ». La CNCDH s’inquiète d’une telle rédaction qui, dans sa généralité, absout systématiquement par avance non seulement la découverte fortuite d’infractions autres que celles recherchées, mais aussi, éventuellement, un usage sciemment abusif des procédures dérogatoires. Une telle disposition ne saurait, bien entendu, être admise que sous réserve de la régularité de la procédure dérogatoire elle-même. Mais en outre, considérant que les opérations de fouille de véhicules et de perquisition de locaux ont un impact beaucoup plus large que les contrôles d’identité, à propos desquels l’article 78-2 du code de procédure pénale énonce une règle analogue, la Commission pense qu’il y a lieu de s’interroger sur le principe même de cette « purge » systématique de la nullité des procédures incidentes, du moins, quand il s’agit de la découverte fortuite de délits mineurs.

De façon plus générale, la CNCDH exprime enfin le vœu que la mise en œuvre des dispositions nouvelles fondées sur les nécessités de la lutte contre le terrorisme fasse l’objet d’instructions ministérielles rappelant que ces opérations ne devront être ordonnées que dans le strict respect des conditions fixées par la loi, proscrivant fermement tout recours laxiste ou abusivement élargi aux procédures dérogatoires, ainsi que toute pratique discriminatoire notamment à caractère raciste dans leur application, et soulignant enfin la nécessité pour le procureur de la République de conserver la maîtrise effective des opérations menées selon ses réquisitions.

Le gouvernement devra donner aux magistrats les moyens supplémentaires nécessaires à l’exercice de ces nouvelles missions.

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En ce qui concerne les trois amendements – modifiant respectivement le Code de l’aviation civile, le Code des ports maritimes et la loi du 12 juillet 1983 réglementant les activités de surveillance, de gardiennage et de transports de fonds – qui prévoient que des agents de sécurité d’entreprises privées, préalablement agréés par une autorité publique, pourront procéder en certains lieux et en certaines circonstances à l’inspection visuelle des bagages à main et, avec le consentement des personnes intéressées, à la fouille des bagages et à des palpations de sécurité de ces personnes, la CNCDH, sans méconnaître les justifications actuelles du renforcement des contrôles de sécurité et la difficulté d’augmenter corrélativement les effectifs de la police judiciaire ou de la sécurité publique, s’inquiète de ce glissement vers la privatisation de missions de sécurité comportant l’application de contraintes physiques à l’égard des personnes. A ses yeux, ces dérogations aux conditions normales d’exercice de tâches qui relèvent par nature de la puissance publique ne sauraient être que temporaires.

La Commission souhaite qu’à tout le moins deux types de précautions soient prises : d’une part, imposer aux agents de sécurité privés ainsi agréés le port d’une marque extérieure de leur habilitation à effectuer de tels contrôles ; d’autre part, prévoir leur formation et prendre les instructions nécessaires pour que ces contrôles soient exercés dans le respect de la dignité des personnes et en excluant toute pratique discriminatoire à caractère raciste.

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En ce qui concerne les amendements relatifs à la conservation des données afférentes aux télécommunications et aux moyens de déchiffrement de messages cryptés, la CNCDH renvoie aux observations qu’elle a faites sur ces dispositions dans son avis du 10 mai 2001 concernant le projet de loi sur la sécurité de l’information.

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En ce qui concerne enfin l’amendement insérant dans le code de procédure pénale un titre XXIII relatif à « l’utilisation des moyens de télécommunication au cours de la procédure », la CNCDH souligne que les procédés de « télé-audition », de « télé-interrogatoire » et de « télé-confrontation », voire de « télé-assistance » de la personne intéressée par un interprète, peuvent conduire à un affaiblissement des droits de la défense.

Il est possible que l’utilisation de tels dispositifs doive, de nos jours, être envisagée dans certaines conditions pour accélérer le cours des procédures et surmonter certains obstacles liés au déplacement des personnes. Mais la modification sur ce point, qui n’est pas mineur, du Code de procédure pénale par des dispositions de portée générale ne présente pas, par elle-même, d’urgence particulière et mérite d’être élaborée puis débattue au Parlement dans des conditions normales. La CNCDH considère donc qu’en l’état, le champ d’application du texte proposé sur ce point par le gouvernement devrait être limité à la lutte contre le terrorisme, c’est-à-dire aux enquêtes et instructions relatives aux infractions visées par les nouveaux articles 78-2-2 et 76-1 du Code de procédure pénale, ci-dessus analysés.

Avis adopté par la CNCDH le 29 octobre 2001

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