La question de l’intégration des droits économiques et sociaux dans les droits de l’homme a toujours été un enjeu décisif pour la LDH. Aujourd’hui, l’influence de l’économie sur l’ensemble de la société se renforce, à l’échelle internationale, et modifie profondément les conditions de la lutte pour les droits. Parmi les évolutions économiques, la « mondialisation » tient une place centrale.
1. Caractères de la mondialisation
La mondialisation est l’internationalisation de l’économie arrivée à son stade ultime, l’échelle mondiale. Les Américains parlent de « globalisation » : c’est l’internationalisation à l’échelle du globe. C’est en outre l’avènement, dans les plus grandes firmes, d’une gestion globale, intégrée en un tout unique.
L’économie internationalisée dont il s’agit est bien sûr l’économie capitaliste, qui règne désormais sans partage sur l’économie mondiale (même si de grands pans de la production et de la consommation ne relèvent pas de l’entreprise privée et du marché).
L’économie capitaliste est entrée dans une phase faste de son évolution. Après une longue période de restructuration, un nouveau modèle d’organisation de la production s’est mis en place. Selon l’ONU, la production mondiale a crû, en volume, de 20 % entre 1991 et 1999. Les technologies de l’information et de la communication autorisent l’organisation flexible de la production et de la circulation, elles donnent naissance à de nouveaux biens de production et de consommation. Elles pénètrent et modifient les process de production de toutes les autres branches et les biens et services qui en sont issus. On observe un mouvement de croissance, avec un fort niveau d’emploi sans inflation, notamment aux États-Unis.
Pour bénéficier d’économies d’échelle et acquérir un poids congru à l’internationalisation des marchés autorisée par le libre échange mondial, la concentration des entreprises crée des groupes d’une taille sans précédent. La division internationale du travail ne s’organise plus selon les rapports centre / périphérie entre pays industriels et pays en développement, mais principalement entre les pays développés, avec l’augmentation des échanges intra-sectoriels et des transactions internes aux firmes internationales elles-mêmes.
La phase actuelle est aussi celle de la domination du capital financier sur le capital industriel. Les propriétaires ont repris le pouvoir aux managers et affichent ouvertement leurs exigences de rentabilité accrue et à court terme. La montée en puissance des fonds de pension internationaux avive les contradictions entre les salariés et entre les générations. Pour les sociétés cotées, la prééminence donnée aux cours de la bourse, malgré leurs fluctuations erratiques (Alcatel a perdu 40% de sa valeur en un jour), détermine la gestion.
La mise en concurrence des entreprises et des pays pour attirer les capitaux mobiles est autorisée par la réforme financière des dernières années, marquée par la déréglementation et la désintermédiation. Il s’ensuit une fluidité sans précédent de la circulation des capitaux, quitte à amplifier considérablement l’instabilité globale du système jusqu’à le mettre en péril. Le gonflement de la masse des capitaux instables amoindrit le pouvoir d’intervention des États.
Le renforcement de la contrainte de rentabilité pèse directement sur les salariés. Le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits s’est nettement déplacé au profit des profits, la flexibilité des marchés se répercute directement sur la flexibilité de l’organisation du travail, sur la précarité des formes d’emploi. Dans les pays à faible législation sociale est réapparue la catégorie des « working poor ». A fortiori, la pression est particulièrement forte sur les salaires, l’emploi, les conditions de travail dans les pays en développement.
La recherche de rentabilité élevée accentue en outre le divorce entre l’intérêt de l’entreprise et son aptitude à intégrer les soucis d’intérêt collectif liés à son activité. Alors que les luttes sociales se sont souvent affaiblies pendant la période de chômage structurel, les entreprises doivent affronter une critique nouvelle, émanant d’une opinion publique plus sensible que naguère aux questions de sécurité, d’environnement, de santé.
La mondialisation implique les diverses parties du monde de façon très hétérogène. Les échanges commerciaux et les investissements directs s’effectuent entre pays développés du nord (la triade de l’Amérique du nord, de l’Europe et de l’Asie du sud-est), marginalisant le sud et notamment l’Afrique. Les écarts relatifs se creusent, certains pays pauvres voient leur population augmenter plus vite que leur production : la pauvreté absolue y augmente. Enfin, la misère frappant la population des pays soumis à un embargo (Irak, Cuba) montre qu’il est un mal pire que la mondialisation : la mise à l’écart de la mondialisation.
Si elle creuse les inégalités entre le nord et le sud, la mondialisation tend-elle à rapprocher les pays développés, à les faire entrer dans un modèle unique ? Une pression s’exerce sur les États pour les amener à réduire les prélèvements fiscaux, les dépenses sociales, à restreindre leur pouvoir réglementaire et à limiter leur action au domaine « régalien ».
Toutefois, les trois blocs d’Amérique du nord, d’Europe occidentale et du Japon demeurent profondément différents et leurs situations sont difficilement transposables. Le modèle social de l’Europe est le plus marqué par des mécanismes publics de solidarité collective. S’agit-il d’un fardeau archaïque, handicapant sa compétitivité internationale ? Les finalités de ces dispositifs sont essentiellement politiques et elles appellent d’autres logiques d’évaluation que la seule compétition économique. En outre, le développement d’un pays ne tient pas seulement à la force de ses entreprises mais aussi, et de plus en plus, à des facteurs sociaux : l’éducation est un atout fondamental quand le facteur primordial de production est la main d’œuvre qualifiée. La santé, la justice, les équipements et services divers y contribuent aussi de façon directe. Les pays scandinaves donnent un exemple moderne de complémentarité entre insertion dans la mondialisation (fondée sur les nouvelles technologies) et densité de services d’intérêt collectif (les municipalités suédoises emploient 20 % de la main d’œuvre). La pensée économique dominante est incapable de saisir ce socle du développement autrement que comme une exception à l’application des règles du marché. Face à cette conception de la mondialisation, la mise en lumière du modèle social européen, atout de civilisation, est un enjeu prioritaire.
2. Critiques de la mondialisation
L’évolution de l’économie bouleverse les conditions et pratiques politiques. L’exercice de la citoyenneté se réfère à un espace politique. En Europe, et notamment en France, c’est essentiellement l’État-nation. L’affaiblissement du poids et du rôle économique des États face aux firmes multinationales et à la circulation des capitaux réduit l’espace civique.
Une réaction possible est un rejet de l’économie, opposée au droit (aux droits). La « raison économique » est condamnée du fait de son horreur, comme naguère et toujours la raison d’État. Une autre démarche consiste à s’efforcer de conjuguer droit et économie, étroitement imbriqués. Les droits ne sont pas anti-économiques, ils constituent au contraire le socle d' »infrastructure sociale » sur lequel se construisent la sphère de l’entreprise privée et son espace de transactions. La remise en cause des mécanismes de solidarité, du financement de la formation et de la santé affaiblirait la compétitivité internationale des systèmes de production développés sur leur base. La défense des acquis ne saurait donc revêtir quelque aspect passéiste, dans la nostalgie d’un âge d’or qui n’a jamais existé et dans l’ignorance des progrès accessibles.
La lutte contre la mondialisation (contre les méfaits du capitalisme mondialisé) revêt déjà diverses expressions syndicales, associatives et médiatiques, qui cristallisent leurs critiques et propositions sur quelques thèmes clefs :
· financiarisation et institutions financières internationales : la « taxe Tobin« , devrait être prélevée sur les mouvements internationaux de capitaux spéculatifs pour en restreindre l’ampleur et l’instabilité et serait versée aux pays pauvres pour leur développement. La critique porte sur les institutions internationales soutenant la gestion financière et imposant le modèle économique et politique occidental (FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE, etc.), comme lors du sommet de Seattle. La Banque mondiale affiche un souci inédit pour la pauvreté, remettant en cause les méthodes d’assainissement structurel du Fonds monétaire.
· libéralisme, dette et sous-développement : le libre échange généralisé prôné par l’OMC (qui entend, après les marchandises, l’élargir aux services, y compris les services publics) fait obstacle au développement des pays pauvres, accablés en outre par le remboursement de leur dette. Les promesses de remise de dettes, très insuffisantes, n’ont même pas été tenues.
· travail, santé, environnement : le comportement des firmes internationales touche aux conditions de travail (intensité et durée, hygiène, sécurité), aux salaires et à la protection sociale. L’ouverture des marchés renforce la concurrence par les prix et, pour les industries de main d’œuvre, encourage les dumpings sociaux. Le souci de baisse des coûts porte aussi sur la qualité et la nature des produits (OGM) et sur leurs effets à long terme sur la santé des consommateurs et sur l’environnement. Le souci de développement durable est, par essence, mondial, quand une des nuisances les plus préoccupantes tient à l’effet de serre.
· fiscalité, banques et crime organisé : les paradis fiscaux encouragent la compétition fiscale entre les États et le déséquilibre entre fiscalité sur le travail et fiscalité sur le capital. Le blanchiment d’argent sale est une aide au crime organisé et à la corruption des dirigeants et des hauts fonctionnaires. Au-delà de l’indignation morale, la corruption est dénoncée comme un frein au développement, alors qu’une « gouvernance » convenable en est une condition nécessaire.
Ces critiques désignent des phénomènes réels qui heurtent, de bien des manières et de façon très grave, les droits de l’homme.
3. Réflexions à venir
Pour autant, les points à clarifier demeurent nombreux.
Le terme même « anti-mondialisation » émane-t-il d’une pensée souverainiste, à rebours d’une tradition internationaliste ? Si la citoyenneté s’exerce essentiellement dans le cadre national, de nouvelles formes d’identité sont-elles possibles, associant sans les exclure plusieurs niveaux de citoyenneté (régionale, nationale, supranationale, mondiale) ?
Toute nostalgie du temps du capitalisme national, des compromis que le rapport de forces politique international et intérieur permettait d’y établir, est sans objet. Le mouvement historique n’est pas réversible, l’internationalisation de l’économie a pris une autre dimension et un autre contenu, qui s’imposent aux acteurs sociaux et politiques et mettent en cause l’instance nationale comme référence simultanée de l’organisation économique et de la vie politique. Ce changement est particulièrement ressenti en France, où la congruence entre la nation et l’État était une des plus abouties au monde.
La mondialisation, par ses excès et ses méfaits mêmes, par les systèmes d’information qui appartiennent à son noyau technologique et financier, crée un espace politique international nouveau, et le mouvement anti-mondialisation en est le fruit. Dans l’émergence d’une conscience politique mondiale, la mise en place d’un tribunal pénal international semblait une utopie…
L’intégration économique internationale requiert, pour en contenir les excès, une organisation politique régulatrice d’un niveau adéquat. Les moyens d’intervention des États n’y suffisent plus. L’ONU est encore trop faible pour préfigurer quelque gouvernement mondial, et ses responsabilités sont à la fois trop larges et trop lâches. Mais la question ne se réduit pas à la confrontation entre échelle nationale et échelle mondiale. Depuis plus de quarante ans, l’Europe (l’Union européenne, limitée à sa moitié occidentale dans un premier temps) développe continûment sa construction juridique et institutionnelle. Le projet initial est fondamentalement politique (la recherche de la paix entre pays européens au sortir de la deuxième guerre mondiale et opposition au bloc réuni autour de l’Union soviétique). L’intégration économique n’est est pas moins sensible dès les années cinquante, bien avant la mise en place du marché unique puis de la monnaie commune. Le commerce international de chaque pays membre se détourne de ses relations anciennes, notamment pour les anciennes puissance coloniales, pour se recentrer sur les échanges intra-communautaires, désormais plus intenses que les échanges extra-communautaires. Une région se constitue, même si les investissements internationaux et les flux financiers s’inscrivent sans des liens beaucoup plus larges. Le décalage entre l’intégration économique et la construction politique va alors croissant, avec un double déficit démocratique et social. Il est impossible de prévoir si l’Union deviendra, à terme, une simple zone de libre échange ou si elle élaborera un modèle social digne de ce nom. Les luttes civiques des années à venir décideront des résultats de ce chantier politique primordial.
Si elle réussit, la construction européenne ne sera-t-elle pas un repli égoïste sur une aire de prospérité restreinte, ignorant la misère du monde ? Seule une Europe capable de réguler à son échelle les forces aveugles du capitalisme mondialisé sera en mesure de développer avec le reste du monde, et notamment les pays pauvres, les coopérations nécessaires.
Ces points, et notamment le débat sur la construction européenne, restent à approfondir, de manière interne et à l’égard des autres organisations que la LDH rencontre quotidiennement dans son action.
4. Organisation du travail
Pour aborder ces questions essentielles, qui élargissent son champ d’intervention, la LDH doit se constituer une connaissance et une compétence collectives.
Un groupe de travail assurera la réflexion nécessaire, regroupant des « spécialistes » ayant l’occasion de connaître de tel ou tel aspect des évolutions économiques et des « généralistes » assurant l’indispensable liaison entre la réflexion thématique et les préoccupations politiques générales de la Ligue. Il procédera à la fois par son travail propre et par l’audition d’intervenants extérieurs (chercheurs, responsables et militants politiques, chefs d’entreprises et syndicalistes, etc.).
Si le souci de rigueur scientifique est indispensable, l’objectif du groupe n’est pas une élaboration théorique. Les événements commandent déjà de prendre position, d’établir des coopérations, mais aussi des confrontations, avec les multiples mouvements présents sur le thème de la mondialisation.
Octobre 2000