1999 – RAPPORT ANNUEL – Droits de l’Homme ou droits humains ?

A propos de droits de l’homme et de droits humains – Défense des droits de l’Homme et du citoyen

A l’occasion de la réforme des statuts, certains d’entre nous demandent que la Fédération internationale des droits de l’Homme abandonne sa dénomination pour devenir la Fédération internationale des droits Humains.

Si le débat n’est pas nouveau, il a pris une ampleur inégalée à l’occasion de l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, au cours de laquelle Amnesty International a lancé une campagne tendant à imposer à toutes les organisations, de quelque nature qu’elles soient, de changer leur dénomination pour ne retenir qu’une des formules « droits humains », « droits de la personne » ou « droits de la personne humaine ».

La Ligue française s’est opposée à cette démarche et la Commission consultative des droits de l’Homme, installée auprès des pouvoirs publics français, saisie à la demande d’Amnesty International qui en est membre, a refusé le 19 novembre 1998 de changer cette dénomination.

La Ligue française souhaite expliquer ici les raisons de son opposition à ce changement de formulation qui a des enjeux qui dépassent largement le souhait de voir intégrer la totalité du genre humain dans notre dénomination.

Un peu d’histoire

Si la France n’est pas le premier pays qui a connu une déclaration des droits (sous une forme ou une autre), c’est la Révolution française qui a synthétisé l’énoncé de droits individuels fondamentaux et l’exercice de la citoyenneté, et ce de manière indissociable, dans une déclaration.

L’extraordinaire prétention des révolutionnaires fut « d’exposer, dans une déclaration solennelle, les Droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme… ». C’est-à-dire que les représentants du peuple français ne se sont pas contentés d’indiquer ce que devraient être les droits naturels des Français mais, plus largement, ce qui est inhérent à chaque individu, quelles que soient sa nationalité et sa place dans la société.

Cette démarche déterminera à la fois le caractère universaliste de ces droits et, ce qui est moins glorieux et plus critiquable, le mythe de la France « patrie des droits de l’Homme ».

Il n’en demeure pas moins que c’est la déclaration de 1789 qui énoncera deux principes qui sont inséparables et fondateurs, l’un découlant de l’autre : l’égalité entre tous les êtres humains et l’universalisme de leurs droits.

De plus, cette même déclaration de 1789 proclame non seulement les droits civils individuels de chacun mais les rend indissociables de l’exercice de la citoyenneté qui en est la garantie. Le nom exact de la déclaration de 1789 n’est-il pas « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen » ?

Le lien ainsi fait est tout aussi important que l’égalité et l’universalité des droits : il affirme, en même temps que le respect des droits de l’individu, la place de celui-ci dans la société, et que l’ensemble de ces droits ne peut être envisagé que dans leur rapport avec la collectivité humaine.

Certes, un raisonnement anachronique pourrait facilement mettre en évidence la distance entre les principes ainsi proclamés et leur mise en œuvre.

La société française limitera le suffrage universel et exclura les femmes du droit de vote jusqu’en 1944, même si la Révolution avait permis la construction d’une égalité réelle et inconnue à l’époque en matière civile (mariage, successions, etc.) et que l’exercice de la citoyenneté se manifestait au travers des associations, syndicats, etc.

Il reste que le discours révolutionnaire de 1789, dans la radicalité de son abstraction, a ouvert la possibilité aux femmes de revendiquer des droits, comme aux abolitionnistes de commencer à lutter contre l’esclavage et plus tard, toujours au nom des mêmes principes, de proclamer l’indivisibilité des droits civils politiques, économiques et sociaux.

Ce n’est pas la puissance mondiale que la France a été jusqu’en 1939 qui a permis que l’expression « droits de l’Homme » est alors passée dans le langage universel : c’est parce que cette expression portait avec elle le sens d’une universalité géographique et de principes, lié à son histoire et au fait que les hommes, les femmes et les peuples s’en sont emparés pour affirmer leurs droits.

Les textes internationaux en porteront tous la trace, de la Déclaration universelle jusqu’à (dans sa version francophone) la Déclaration africaine des droits de l’Homme et des Peuples.

Aujourd’hui, nul ne peut sérieusement prétendre que l’expression « droits de l’Homme » s’entend comme excluant la moitié de l’humanité de son application. Tout au contraire, elle signifie, pour les raisons qui viennent d’être exposées, une application universelle incluant à la fois les femmes et les hommes.

Sauf à prendre à son compte le propos tenu par Amnesty International, qui voit dans la Révolution de 1789 et dans l’expression « droits de l’Homme » une manifestation d’anti-féminisme aiguë, la modification en “droits Humains” ne vient pas tant contredire la dénomination “droits de l’Homme” qu’y ajouter, selon les tenants de cette thèse, la notion d’égalité entre les hommes et les femmes. On verra qu’en français tel n’est pas le cas et qu’au fond des choses cette modification implique des choix politiques cruciaux.

Le poids des mots

Les mots ne sont certes pas neutres. Ils reflètent une histoire, voire une identité ou un combat pour celle-ci. Ils peuvent être un enjeu de pouvoir, et peuvent et doivent évoluer avec la société et les mœurs.

C’est pourquoi, par exemple, la féminisation des titres professionnels est un enjeu important : elle brise l’affirmation symbolique de monopoles masculins et elle exprime l’égalité professionnelle des sexes que reflète naturellement la diversité des genres.

C’est la démarche inverse qui est à l’œuvre dans le changement de dénomination proposée : du passage au concret que représente la féminisation des noms de métier on passe à une neutralisation de l’expression en lui ajoutant un adjectif. En français l’adjectif qualifie le nom ; or ce ne sont pas les droits que l’on veut qualifier mais leurs bénéficiaires. Ce ne sont pas les droits qui sont humains, c’est l’Humanité qui a des droits.

En français, homme, humain et humanité forment une seule chaîne sémantique et remplacer le nom par l’adjectif n’a rien d’égalitaire.

Pour s’en rendre compte il suffit de changer d’adjectif : parler de « droits féminins » ou de « droits inhumains » fait constater l’inadéquation de la formule proposée.

En fait, vouloir traduire purement et simplement les expressions « human rights » ou « derechos humanos » par « droits Humains » en français revient à ignorer la spécificité propre à toute langue et dans le cas précis à détourner le sens de l’expression « droits de l’Homme ». La lettre, pour l’interprète, est souvent ennemie de l’esprit.

Le sens des mots

Même si, en ce qui concerne la FIDH, c’est l’expression « droits Humains » dont il est demandé l’application, il n’est pas inutile d’examiner le sens de chacune des expression qui ont pu être présentées en substitution de l’expression « droits de l’Homme ».

Droits de la Personne Humaine

La formule est étrange car elle constitue en français un pléonasme. Peut-il y avoir une personne qui ne soit pas humaine ?

En fait cette formule suggère qu’on pourrait concevoir des personnes « non humaines ». Ceci fait resurgir la vieille référence aux « droits de Dieu » ou à ceux que l’humanité tiendrait de lui.

L’humanisme laïc, auquel nous sommes attachés, s’oppose à ce que nous acceptions d’autres définitions et d’autres fondements des droits que ceux qui trouvent leurs sources « dans les droits inhérents à tous les membres de la famille humaine ». Si les conceptions individuels de chacun d’entre nous peuvent l’amener à tirer de telle ou telle conception métaphysique son adhésion aux principes qui nous réunissent, ces principes eux-mêmes ne peuvent dépendre de considérations métaphysiques. A ce titre, l’expression « droits de la Personne Humaine », en ce qu’elle implique la possibilité de droits qui dépendraient d’une autre volonté que celle de l’Humanité et à laquelle ils seraient soumis, est en contradiction avec nos principes fondamentaux.

Droits Humains

Cette formule pose plusieurs difficultés.

Elle n’est pas satisfaisante pour des francophones : remplacerait-on « droits des femmes » par « droits féminins », les droits pourraient-ils être « humains » ou « inhumains », etc. Encore une fois, en français, substituer l’adjectif au complément de nom, c’est effacer la référence au sujet. Et c’est bien celui-ci qui détient des droits et non les droits qui le qualifient.

Elle n’est pas plus acceptable juridiquement et au regard de nos principes. Il n’est de droits que des personnes, sauf à considérer que les animaux, les végétaux, etc. ont aussi des droits. Or, il n’y a pas de droits sans l’Humanité : dissoudre celle-ci dans le vivant serait rendre à la cause des droits un bien mauvais service.

User de cette formule reviendrait, au prétexte d’une neutralisation de l’expression et non de la référence explicite aux deux composantes de l’humanité, à suivre ceux, et ils font entendre leurs voix, qui considèrent que l’Humanité n’est qu’un élément parmi d’autres sur terre et serait à mettre au même plan que les animaux, les arbres, etc.

Droits de la Personne

C’est en fait, parmi les expressions proposées en remplacement de l’expression « droits de l’Homme », la seule qui présente un certaine cohérence.

Il est vrai que cette formule a pu être préférée à la première, par exemple par les défenseurs des droits dans certains pays de culture musulmane, afin de désexualiser symboliquement l’expression face à une oppression des femmes particulièrement pesante.

On ne peut méconnaître, en même temps, que comme l’expression « droits de l’Homme renvoie à une conception universaliste et citoyenne de ceux-ci, l’expression « droits de la Personne » renvoie à une conception personnaliste et restreinte des droits.

On doit rappeler ici que l’expression « droits de la Personne » a servi pendant des décennies d’alternative à « droits de l’Homme » dans la terminologie de l’Eglise catholique. Dans cette conception, la « Personne » ne tient ses droits que de son créateur et ne peut en disposer que selon les volontés de ce dernier ; c’est pour cette raison, mais aussi dans ces limites, que la « Personne » est objet de protection et que ses droits sont reconnus. C’est ce qui permet aux Eglises de nier le droit des femmes à l’avortement, la « Personne » étant, dès l’embryon, constituée par la volonté de son créateur et devant donc se plier aux règles édictées par les Eglises qui portent sa parole.

La terminologie « droits de la Personne » s’oppose alors à l’expression « droits de l’Homme » qui renvoie à un socle philosophique humaniste dégagé des a priori métaphysiques.

Une critique générale

Si chacune des expressions proposées présente ses propres insuffisances, elles supportent toutes une critique plus générale. Aucune d’entre elles ne rend compte de la dimension universaliste et citoyenne des droits, aucune d’entre elles ne rend compte de la dimension économique et sociale de ces droits.

On sait qu’aujourd’hui l’expression « droits de l’Homme » a, quel que soit son sens littéral, le sens d’une universalité des droits. La Déclaration universelle des droits de l’Homme a achevé de conférer cette réelle universalité à cette expression en y incluant les droits économiques et sociaux, la citoyenneté, etc. Manifestement les expressions proposées en substitution ne rendent pas compte de cette universalité.

Toute référence à la seule « Personne » enferme les droits dans leurs seuls rapports à l’individu et abstrait ce dernier de tout lien social et, a fortiori, de toute dimension politique.

Autant la référence à l’Homme, à l’Humanité, renvoie directement aux droits de chacun dans son rapport à la société, à l’État, à sa condition sociale et économique, autant toute référence à la « Personne » ignore le problème de la citoyenneté politique et sociale.

C’est contredire non seulement ce qu’affirme déjà la déclaration de 1789 en liant droits naturels et citoyenneté, mais aussi l’apport majeur de la Déclaration universelle qu’est l’unicité des droits, civils, politiques, sociaux, culturels et économiques.

L’expression « droits Humains » n’échappe pas non plus à ce travers : faire référence à des droits qui seraient humains, et non aux droits inhérents à l’Humanité, c’est admettre que l’Humanité a certes des droits mais qui sont au même rang que d’autres et, surtout, qui ne lui seraient pas inhérents. Il serait alors possible, au moins théoriquement, de relativiser la portée et le contenu de ces droits.

Et en ce que l’adjectif « humain » vient qualifier ces droits, la référence à la place de l’individu dans la société, dans l’Humanité, s’estompe : là aussi le lien social disparaît au profit d’une conception personnaliste des droits.

Changer pour que rien ne change

On admettra que l’expression « droits de l’Homme », au sens littéral de celle-ci, ne désigne pleinement hommes et femmes que parce que, au cours des siècles, des luttes engagées, du sens qu’elle a alors acquis, elle et devenue symbole de la liberté et de l’égalité de l’Humanité, et de la revendication de tous les droits de celle-ci. Il reste et il demeure que tel est son sens aujourd’hui.

En revanche, les trois expressions proposées en substitution de l’expression « droits de l’Homme » a pour caractéristiques de réduire les droits de l’Homme à la protection de l’individu et rabattre le politique sur une conception quasi humanitaire des droits.

Il n’est pas tout à fait neutre que ce soit une organisation, Amnesty International, qui n’a jamais regardé les droits économiques et sociaux comme faisant partie de son mandat, qui ait engagé une campagne sur ce point, allant même jusqu’à souhaiter la construction d’une norme linguistique mondiale !

Ce n’est pas en usant d’une terminologie d’apparence strictement égalitaire, qui conduit à édulcorer la notion et le contenu des droits de l’Homme, que la cause des femmes avancera. Réaliser concrètement l’égalité entre les femmes et les hommes implique un effort sans commune mesure avec celui que requiert un changement de mots. L’effectivité des Droits ne dépend pas d’une terminologie, alors et surtout que les expressions de remplacement constituent une régression idéologique.

Depuis 1922, la Fédération porte la même dénomination. En changer 78 ans après, alors que son sens est universellement accepté comme incluant l’humanité en sa totalité, reviendrait à nier son histoire. De la même manière que nul n’a prétendu débaptiser les textes antérieurs (même si d’aucuns y ont songé…), à quel titre devrions nous changer notre nom pour le remplacer par une terminologie inadéquate et lourde d’ambiguïté politique ?

Et puis dans ce débat plus sérieux qu’il n’y paraît mais, en même temps, assez disproportionné au regard de nos tâches, on se permettra, en guise de conclusions, une image moins austère.

Au Québec, la Ligue use de l’expression « droits Humains » alors que d’autres, y compris les pouvoirs publics, usent de l’expression « droits de la Personne », à travers le monde l’usage de l’une ou de l’autre des expressions est aussi divers qu’il y a de situations et d’histoires : en vertu de quel critère devrions-nous choisir une formule de remplacement ? Qui peut certifier que nous ne serons pas appelés demain à adopter encore une autre formule ? Devons-nous réellement participer de cette démarche qui viendrait aussi à « mondialiser » la langue ?

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