10 novembre 2005 – L’urgence de la fraternité

Tribune de Michel Tubiana, président d’honneur de la LDH, parue dans Le Monde du 11 novembre 2005

La France est-elle en guerre contre une partie de sa population ? La question vaut d’être posée tant le discours du gouvernement présente tous les stigmates d’une situation de guerre. Le gouvernement ment lorsqu’il présente la proclamation de l’état d’urgence comme autorisant seulement un couvre-feu. En fait, la loi du 3 avril 1955 autorise, en sus, des interdictions de séjour, des assignations à résidence pour « toute personne […] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics », la fermeture des « lieux de réunion de toute nature » et l’interdiction des « réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ». Il peut, en outre, faire « prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature », et donner compétence aux juridictions militaires en concurrence avec les juges ordinaires. Le gouvernement a même autorisé, ce qu’il n’était pas obligé de faire, des perquisitions de nuit. Et il n’y a aucune raison de penser que ce gouvernement n’use pas de ces pouvoirs face à la « racaille » ou d’autres.

La question n’est pas de savoir si l’on peut accepter les violences qui se commettent dans certains quartiers de nos villes. Elles sont insupportables non seulement parce qu’elles atteignent les plus pauvres d’entre nous mais aussi parce qu’elles ne débouchent sur rien. Les Hommes, dans la liberté qui les définit, ne peuvent oublier que leurs créances inaliénables sur la collectivité s’accompagnent toujours de leur propre responsabilité. Mais, prétendre commander l’ordre et la sécurité à ceux que l’on plonge dans le désordre d’une vie sans avenir, c’était s’exposer à la pire des révoltes, celle de ceux qui n’ont rien à perdre et donc rien à construire. Qu’y-a-t-il de plus insupportable que ce cynisme des nantis qui transforme le civisme en gardien de leurs privilèges ? C’est ce que fait ce gouvernement, c’est ce qu’ont fait nos gouvernements depuis des décennies, ce sont les conséquences de ces politiques que nous récoltons aujourd’hui.

Loin de reconnaître ces erreurs, le gouvernement assène son mépris. Recourir à un texte provenant de la guerre d’Algérie à l’égard de populations souvent issues de l’immigration, c’est dire un peu plus qu’elles ne sont toujours pas françaises. Faire de l’apprentissage le déversoir de l’échec scolaire, c’est ravaler le travail au rang d’une malédiction. User de la symbolique de l’état d’urgence, c’est réduire ces jeunes au rang d’ennemis intérieurs. Comment ne pas dire que ce gouvernement travestit la République sous l’habit du gendarme et la prive de toute fraternité ? Comment ne pas constater que les discours impuissants de ceux qui aspirent à exercer, à leur tour, le pouvoir font penser que, paraphrasant le fabuliste, s’ils ne mourront pas tous de ce mal, ils en sont tous frappés ?

C’est d’une autre politique dont nous avons besoin. Elle passe par une véritable mobilisation de toutes les forces qui rejettent les discours d’élimination du gouvernement et notamment du ministre de l’Intérieur. C’est une véritable campagne pour le respect, pour l’égalité et pour les droits civiques qu’il faut aujourd’hui engager afin que les actes des gouvernants cessent de contredire la devise de la République. C’est notre responsabilité collective de créer un projet qui offre un avenir à tous. À défaut, nous accepterons définitivement de passer par pertes et profits quelques millions de personnes. Est-ce cela que nous voulons ?

Michel TUBIANA

Président d’honneur de la LDH

Le Monde 10/11/05

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