Anatomie du vote Front national. Revue de presse.

La LDH propose une analyse du votre Front national à l’élection présidentielle d’avril et mai 2012 à partir d’une recension de la presse quotidienne, magazine et internet.Le premier tour de l’élection présidentielle 2012 a fait apparaître un Front national en position de force. La géographe Béatrice Giblin souligne une progression « impressionnante » du FN en termes de voix : « Marine Le Pen a rassemblé 6,5 millions de voix contre 4,8 millions pour son père en 2002 (…), 4,5 millions en 1995 et même 5,5 millions avec les voix du dissident Mégret » (Libération, 25 avril), même s’il convient sur la période de considérer l’augmentation du nombre d’inscrits. « Jamais l’extrême droite n’a obtenu autant de voix à un scrutin national (près de 6,5 millions) et jamais elle n’a été aussi forte dans l’électorat ouvrier (autour de 30% selon certaines enquêtes) », note également Edwy Plenel (« Alarme, citoyens ! », Mediapart, 25 avril).

Comment comprendre les déterminants du vote de l’électorat du Front national ? Vote « protestataire », « de souffrance » ? Claude Weill réfute. « La raison qui écrase toutes les autres, c’est l’immigration », dit-il (Nouvel observateur, 24 avril). A la question de savoir quel thème de campagne a le plus compté pour cet électorat, selon l’institut Harris-Interactive « la réponse des lepénistes est nette et sans bavure : l’immigration, répondent-ils à 77%. Alors que ce thème n’arrive qu’au 8e rang dans l’ensemble de la population, cité par 24% seulement des interrogés. En deuxième, les électeurs de Marine Le Pen citent la sécurité (54%), thème qui ne vient qu’au 13e rang dans l’ensemble de l’échantillon (18%). (…) Les motifs économiques et sociaux, les peurs liées à la crise, ne viennent qu’ensuite ». Quant au sens de leur vote, la majorité de cet électorat parle d’un vote d’adhésion. Une conclusion s’impose : « c’est de plus en plus un vote ancré, structuré autour d’un projet politique qui tient en peu de mots : la France aux Français. ».

Béatrice Giblin s’attaque elle aussi à l’argument du vote protestataire : « doit-on encore, qualifier ce vote de protestataire ou de colère quand il est ancré sur les mêmes territoires depuis quinze ans voire plus ? » (Libération, 25 avril). Les zones de force du Front national restent en effet les mêmes qu’aux élections passées, dans l’est du pays. Hervé Le Bras et Jacques Levy, dans Le Monde du 26 avril, le montraient cartes à l’appui : « la France est coupée en deux : le Nord est ouvrier, le Sud artisan et commerçant. Ensuite, le vote FN recoupe en deux chacune de ces moitiés : le Nord-Est vote Le Pen, le Nord-Ouest y est rétif, bien que ces deux ensembles aient quasiment la même présence ouvrière. De même, le Sud-Est donne des scores records au FN (…) contrairement au Sud-Ouest (…). Pourtant, ces deux quarts de la France accordent la même importance au commerce et à l’artisanat. ». Et de conclure sur l’idée que « le vote n’est pas seulement l’expression de situations individuelles, mais celle du sentiment partagé par une communauté locale de vie. ». Là, le vote Front national est clairement un vote d’adhésion nourri de xénophobie.

Pour autant, cela suffit-il à expliquer le vote FN ? Pas si simple. D’abord, la géographie électorale a ses limites. Giblin, parmi d’autres, le remarquait : les scores de Marine Le Pen sont partout à la hausse, avec plus de 20% dans 43 départements contre 25 en 2002, et la forte progression des scores de Marine Le Pen dans l’ouest rural est remarquable. En cause, selon elle, « les difficultés économiques et la crainte du chômage, pour soi-même ou pour ses enfants, dans des zones où le marché de l’emploi est étroit ». Et le fait que « dans ces campagnes périurbaines se développe là aussi le sentiment d’abandon ». Pour nombre de commentateurs, ces préoccupations sociales sont déterminantes pour comprendre le vote FN. L’historien Nicolas Lebourg (Le Monde, 26 avril) affirme que « le sociétal est un enjeu moins déterminant pour le vote que le social », prenant pour preuve que le vote féminin pour Le Pen a été cette fois à hauteur du vote masculin malgré les menaces que la formation d’extrême-droite fait toujours peser sur l’IVG. L’argument a du poids.

Jean-Daniel Levy, directeur de l’Institut Harris-Interactive, va, lui, plus loin encore. Dans un entretien à Libération (27 avril), il affirme : « l’immigration arrive en 8e place dans notre enquête: (…) Elle arrive en deuxième position chez ceux qui ont voté Sarkozy (41%) et elle est citée par l’immense majorité des électeurs de Le Pen (77%). Mais (elle) recouvre plusieurs thématiques. Est-ce uniquement un refus de l’autre ou une interrogation dans le cadre des tensions sociales ? On voit dans nos enquêtes qu’il y des tensions à l’égard de l’autre mais, aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une critique de l’étranger qui amène la société française à basculer dans le racisme. » Interrogé sur le fait d’y voir une résurgence de la xénophobie, il répond « Non. Les personnes qui vont nous parler de l’immigration comme un facteur de leur vote sont en général dans une situation économique fragile : les catégories populaires, notamment les ouvriers. (…) Dans les catégories supérieures, ils sont 15% à déclarer que l’immigration joue un rôle dans leur vote mais cela monte à 28% chez les ouvriers. Les gens vont voter sur une dimension sociale et non identitaire. Cela ne les empêchera pas de voter pour la gauche ou Hollande, s’il apparaît comme le plus sécurisant, le plus rassurant en matière sociale. » Une telle vision relativise la dimension xénophobe du vote FN et réduit abusivement celui-ci à l’électorat ouvrier – et le vote ouvrier au vote FN, à distance de toute réalité empirique. Mais elle oblige à s’interroger sur la dimension de « protection » qu’appelle ce vote.

De quoi s’agit-il ? De peurs face à l’avenir, qui nourrissent un « sentiment d’abandon » et une crainte du déclassement. Cela ne concerne pas seulement les classes populaires. Elles sont aussi au fondement de pratiques sociales des « classes moyennes »1. Françoise Fressoz le soulignait récemment à leur propos (Le Monde, 13 janvier), elles sont « de plus en plus anxieuses, ce qui les rapproche des classes populaires. Elles se battent rudement pour conserver leur position, pratiquent la ségrégation territoriale autant que les classes supérieures et nourrissent un ressentiment croissant à l’égard de la politique, parce qu’elles ont l’impression d’être trop riches pour bénéficier de l’aide sociale et pas assez pauvre pour éviter l’impôt » (13 janvier 2012). Citant les travaux de sociologie des classes moyennes de Dominique Goux et Eric Maurin, elle ajoutait « dans un pays hiérarchique comme le nôtre, la peur de chuter devient plus facilement qu’ailleurs une peur des autres. » La concurrence du tous contre tous, exaltée par les tenants du néolibéralisme économique, alimente-t-elle ainsi largement les replis identitaires autant qu’elle abîme les liens de solidarité à tous les niveaux de la société.

Mais cette transmutation d’une peur de l’avenir en une peur des autres n’a rien de naturel. Nicolas Lebourg rappelle comment le FN, et les formations politiques qui adoptent ses thèmes, travaillent l’opinion en ce sens. « Pour l’électorat FN, la notion de sécurité est à la fois nationale et sociale. La “préférence nationale”, parfois rebaptisée “protectionnisme social” par Marine Le Pen, demeure la clé de voûte de l’adhésion. Elle permet de réguler le marché libre par un discriminant extérieur au corps électoral. (…) Partout en Europe, le néopopulisme assure qu’il y a un lien de causalité entre insécurité et origine ethno-religieuse. Dans le cadre post-11 septembre 2001, la stigmatisation de l’islam a permis d’intégrer l'”alterophobie” à la défense des valeurs libérales. Avec la droitisation (par exemple les provocations de Claude Guéant) s’est opérée à l’encontre des résidents d’origine arabo-musulmane la jonction d’une alterophobie élitaire, soucieuse de leur contrôle politique et suspicieuse de leur assimilabilité ethno-culturelle, et d’une alterophobie populaire, inquiète face à leur concurrence de travail et de culture. ».

Un point de vue que soutient aussi le philosophe Marc Crépon (Libération, 25 avril). « Le score (de) Marine Le Pen (…) confirme, dit-il, la séduction qu’exerce la rhétorique populiste des partis d’extrême droite sur un électorat dont l’inquiétude et la peur n’ont cessé d’être instrumentalisées depuis plusieurs années par le parti au pouvoir. Il est le résultat d’une confusion assumée, entre la droite et l’extrême droite, dont il convient de mesurer le jeu et la portée redoutable. (…) L’instrumentalisation de la peur, le populisme, commun à la droite et à l’extrême droite, ne cible jamais que ceux et celles que l’opinion commune lui semble prête à tenir pour responsables de toutes les difficultés et tous les maux qui affectent la société et qui alimentent ses peurs (…) : les étrangers, les sans-papiers, les immigrés, les assistés, les chômeurs, les délinquants, les récidivistes, les malades mentaux – tous ceux donc contre lesquels il devrait être possible et profitable de retourner une partie de cette opinion. (…) »

Si l’ethnicisation des rapports sociaux est en marche en France depuis plus de deux décennies maintenant, comme le rappelle le professeur Hargreaves dans une récente étude2, le pouvoir sortant en a donc fait la clef de voûte de sa politique. Oui mais voilà, toutes les opérations de récupération qui, prétendument, visaient à détourner l’électorat du FN, n’ont jamais fait que renforcer et légitimer les thèses frontistes et, partant, le FN lui-même. Et ce n’est pas propre à la France. « Depuis 1980, il existe au moins quatorze autre cas de pays où le champ parlementaire a tenté de contenir la montée de formations populistes en concurrençant leurs positions sur l’immigration. Systématiquement, c’est l’extrême droite qui en a profité », rappelle Nicolas Lebourg. Edwy Plenel enfonce le clou : « Depuis un gros quart de siècle, et de façon systématique depuis dix ans, les politiques publiques ne sont-elles pas foncièrement sécuritaires et obstinément anti-migratoires, de contrôle et de surveillance des populations et des territoires, des lieux et des flux ? Tant de lois, tant de moyens, tant de discours, et il faudrait, encore et toujours, remettre sur l’établi des politiques qui n’ont cessé d’échouer à panser les plaies sociales et à apaiser notre vie démocratique ? La vérité, c’est que ce tonneau est percé : il alimente ce qu’il prétend combattre, exacerbe ce qu’il prétend soigner, excite ce qu’il prétend calmer. » (Mediapart, 25 avril).

C’est pourquoi il faut renverser le problème. D’abord, cesser de vouloir séduire à tout prix l’électorat FN en le caressant dans le sens du poil. C’est la sociologue Véronique Le Goaziou qui le souligne (Blog Mediapart, 25 avril) : « Il faut au contraire nous opposer à eux et tâcher de les convaincre si on le peut ». Elle rappelle aussi que « ses électeurs sont loin d’avoir le monopole de la souffrance sociale – si tant est que l’on sache ce que cette notion recouvre véritablement ». D’ailleurs, « en quoi le fait de souffrir serait-il une excuse et justifierait-il des choix politiques que nous considérons comme dangereux ? » Au-delà, s’il convient de continuer le combat antiraciste, plus que jamais nécessaire, il est temps, comme le souligne Plenel, « d’inverser les priorités, autrement dit de réconcilier la France avec son peuple et les Français avec eux-mêmes en plaçant tout en haut de l’agenda politique l’urgence démocratique et l’exigence sociale. » (Mediapart, 25 avril). Un renversement de logique qui suppose des responsables politiques soucieux de fonder les choix économiques et sociaux sur l’accès aux droits pour toutes et tous et d’en finir avec l’ethnicisation des rapports sociaux. Et des défenseurs des droits de l’homme et du citoyen qui le rappellent avec force et constance.

Julien Lusson

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