Lettre ouverte collective appelant à garantir nos libertés publiques dans la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet

Lettre ouverte de plusieurs organisations, dont la LDH

 

À l’attention de : Madame la Garde des sceaux, ministre de la Justice Nicole Belloubet, Monsieur le secrétaire d’Etat chargé du Numérique Cédric O, Madame la députée Laetitia Avia, Madame la députée Fabienne Colboc, Mesdames et Messieurs les députés, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Monsieur le Défenseur des droits Jacques Toubon, Monsieur le président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme Jean-Marie Delarue

Objet : Lettre ouverte collective appelant à garantir nos libertés publiques dans la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet

Madame la Garde des sceaux, Monsieur le secrétaire d’Etat, Mesdames les rapporteures, Mesdames et Messieurs les députés, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Monsieur le Défenseur des droits, Monsieur le président,

La propagation des contenus haineux a des conséquences particulièrement nocives pour notre démocratie et pour les citoyens. Il est plus que jamais nécessaire de lutter contre ce phénomène. La proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet actuellement en examen à l’Assemblée nationale entend ainsi traiter un pan de la problématique en renforçant la responsabilité des opérateurs de plateformes dans la modération des contenus en ligne. Cette exigence est légitime et nécessaire. Toutefois, ce texte soulève des inquiétudes quant à ses conséquences sur nos droits et libertés, et notamment les libertés d’expression et d’information ou d’accès à la justice. Depuis l’enregistrement officiel du texte de loi le 20 mars 2019 et ses évolutions, plusieurs de nos organisations ont alerté sur ces risques. Alors que le texte sera très prochainement débattu en séance au Parlement, nous, associations de la défense des droits et de la liberté d’information, instances représentatives de la société civile du numérique et professionnels du droit, initions cette démarche collective pour appeler à une révision profonde de ce texte, et en particulier son article Ier.

L’urgence est d’autant plus grande que d’autres textes en matière de régulation du numérique ou de lutte contre les contenus illicites sont en débat ou lui succéderont dans les prochains mois aux niveaux français et européen. Nous devons impérativement penser la cohérence de ces textes afin d’assurer une régulation efficace des plateformes. Celle-ci ne peut reposer que sur une approche systémique, c’est-à-dire veiller aux systèmes eux-mêmes, plutôt qu’aux contenus. Comme le recommande la mission « Régulation des réseaux sociaux » dans son rapport paru en mai dernier, il convient de mettre en œuvre une régulation visant à renforcer les obligations de transparence et de diligence de ces acteurs. À ce jour, deux points figurant dans la version actuelle de la loi bousculent l’équilibre fragile entre la dignité humaine et la liberté d’expression, au détriment de cette dernière.

  1. Le manque de définition des contenus visés par la loi

La définition des contenus de haine en ligne est complexe, elle fait encore l’objet de discussions juridiques et académiques. Eu égard au périmètre et à la nature de l’intervention qu’il induit, l’objet de ce texte doit être précisé et doit reposer sur des définitions claires, en particulier en ce qui concerne le caractère « manifestement » illicite d’une « incitation à la haine » ou d’une « injure discriminatoire » à raison de « la race, de la religion, du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap ». Lors du dernier examen de la commission des lois au sein de l’Assemblée nationale, ce périmètre a été étendu au-delà des seules infractions de haine manifeste qui étaient auparavant visées par le texte. Désormais le texte vise toute une série d’infractions qui doivent aussi être retirées sous 24h. Cela est particulièrement inquiétant par exemple puisqu’il peut être utilisé pour faire retirer des contenus « à caractère violent », ce qui est encore plus complexe à caractériser que le discours de haine, et ce sans la décision d’un juge.

  1. La préservation de nos libertés fondamentales par le renforcement de la place du juge judiciaire

Si la position et le comportement des grands acteurs du numérique posent la question de la préservation de notre souveraineté, il est contradictoire de fragiliser cette dernière en donnant aux plateformes des prérogatives propres au domaine du droit et de la justice. Seule la décision de justice, issue du pouvoir de l’Etat institué démocratiquement, est acceptable quand il s’agit de censurer un propos, acte « particulièrement radical » comme le qualifie le Conseil d’Etat dans son avis. La protection de nos droits fondamentaux repose sur l’équilibre des pouvoirs démocratiques.

En matière de régulation des contenus en ligne, comme ailleurs, le rôle de la justice doit être préservé. Le juge doit être au cœur tant de la procédure de qualification des contenus que de la décision de leur retrait ou blocage. L’appréciation du caractère illicite des contenus haineux ne peut être confiée aux seuls opérateurs de plateformes, au risque d’induire une privatisation des fonctions judiciaires et de mettre à mal les garde-fous démocratiques pour nos citoyens. Nous mettons en garde contre le contournement des pouvoirs des autorités judiciaires au profit des autorités administratives indépendantes. Nous préconisons de conforter la place du juge judiciaire, gardien des libertés fondamentales, à tous les niveaux de la lutte contre les contenus illicites et de renforcer les moyens d’action de la justice. Les opérateurs de plateformes doivent avoir la possibilité d’interroger le juge en cas de doute sur le caractère « manifestement illicite » d’un contenu.

Citoyens, associations, professionnels du droit, nous estimons qu’il est essentiel de protéger notre espace public en ligne et la qualité de notre débat démocratique face à des contenus et des stratégies d’acteurs qui participent volontairement ou non à les affaiblir. Mais cet enjeu ne doit pas se faire au détriment de nos droits et libertés. C’est au nom de la défense de ces priorités que nous appelons, collectivement, à redéfinir l’équilibre entre le rôle dévolu au juge et la responsabilité des acteurs privés qui n’est pas atteint par le texte en l’état. Espérant que ces recommandations seront entendues, nous vous prions d’agréer, Mesdames et Messieurs, l’expression de notre haute considération.

Paris, le 2 juillet

 

Signataires : Nicolas Chagny, président de l’Internet society France ; Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux ; Henri Isaac, président de Renaissance numérique ; Jacques-François Marchandise, délégué général de la Fing ; Julie Owono, directrice exécutive de l’Internet sans frontières ; Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme ; Salwa Toko, présidente du Conseil national du numérique

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