Condamnation de l’éditeur Léo Scheer : un jugement scandaleux

 

Le 19 février, le procureur de la république de Carpentras avait requis contre l’éditeur Léo Scheer une peine de prison de six mois avec sursis et une amende de 15 000 euros pour la publication du roman de Louis Skorecki, Il entrerait dans la légende. Le procureur allait ainsi dans le sens de l’action pénale engagée par le président de l’association « Promouvoir », Bernard Bonnet, magistrat à la cour administrative d’appel, de Lyon, ex-élu MPF puis candidat MNR, qui s’est signalé déjà dans de nombreuses actions visant à censurer des œuvres : l’installation de Jean-Marc Bustamante à Carpentras, le film Baise-moi de Virginie Despentes, le roman Plateforme de Michel Houellebecq, poursuivi également devant le Tribunal correctionnel de Carpentras, lequel avait refusé de condamner ce roman au motif qu’il s’agissait d’une œuvre littéraire. L’éditeur Léo Scheer était donc poursuivi au motif que ll entrerait dans la légende serait un message pornographique et violent constituant une atteinte à la dignité des mineurs, une incitation des majeurs à la débauche des mineurs, et une provocation des majeurs à exercer des atteintes sexuelles sur les mineurs. 

Le 27 mars 2003, le Tribunal correctionnel, en condamnant Léo Scheer à 7 500 euros d’amende, emboîte ce pas régressif et attentatoire au principe fondamental de la liberté d’expression, au mépris de sa propre jurisprudence, puisqu’il avait refusé de condamner Houellebecq pour Plateforme au motif qu’il s’agissait d’une œuvre littéraire. Ainsi donc, Il entrerait dans la légende de Louis Skorecki ne serait pas de la littérature ? 

Ce jugement est scandaleux par la confusion dangereuse qu’il opère entre fiction et réalité. Il fait fi de la spécificité des œuvres et prétend faire comme si un roman était un message, et qu’il devait être lu littéralement. Cela reviendrait à assimiler l’auteur à son personnage, à le confondre avec son œuvre. Or représenter, évoquer, n’est pas approuver.

 

Une œuvre n’est pas réductible à une seule interprétation, que ce soit celle de réactionnaires d’extrême-droite ou bien celle de magistrats, qui n’ont ni vocation ni compétence en matière de jugement artistique.

 

Si l’auteur évoque un comportement déviant, il ne saurait, pour autant, être condamné pénalement. Décider du contraire reviendrait à interdire la représentation du crime (non seulement la pédophilie, mais aussi la drogue, le racisme, la violence) dans un livre, dans un film, dans une peinture, ce qui conduirait à interdire ou à sanctionner non seulement une grande partie de l’art de notre époque, mais l’art et la littérature antiques, l’art de la Renaissance, l’art moderne. Toute décision de condamnation conduirait à vider les rayons des bibliothèques et des librairies, interdire la plupart des expositions, des films et des émissions de télévision. Le débat et la réflexion sur la violence dans l’art ne peuvent passer par le tribunal correctionnel, sous peine d’y faire comparaître également Apollinaire, Baudelaire, Corneille, Delacroix, Dickens, Dostoïevski, Dumas, Hugo, Picasso, Platon, Racine, Sade, Shakespeare, Suétone … 

Les tribunaux et le législateur doivent protéger la liberté de création et d’expression.

Paris, le 27 mars 2003

 

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