Bélarus : l’opposition entre au Parlement… et après ?

Par Anaïs Marin, Marie Curie Fellow au Collegium Civitas, Varsovie (Pologne)

 

Une fois n’est pas coutume, les élections législatives bélarusses du 11 septembre 2016 ont créé la surprise : deux candidates « hors-système », dont une candidate déclarée de l’opposition, ont été élues. L’opposition revient donc à la Chambre basse du Parlement après 12 ans d’absence. S’il faut se réjouir de cette incontestable, bien que modeste, avancée, on ne saurait se méprendre sur l’origine de ce changement qui, au final ne change rien à la manière dont le Bélarus est gouverné, le Parlement n’ayant qu’un rôle décoratif dans un régime autoritaire tel que celui d’Aliaksandr Loukachenka. Ce résultat est, comme précédemment, le fruit d’une manipulation électorale, et non d’une quelconque démocratisation.

Bien qu’ils aient noté quelques progrès par rapport aux derniers scrutins présidentiels (2010, 2015) et législatifs (2012, 2008), les observateurs électoraux de l’OSCE ont dans l’ensemble évalué négativement les élections législatives bélarusses du 11 septembre dernier [1]. Ce bilan n’est guère étonnant, le pays n’ayant adopté aucune des mesures recommandées depuis plusieurs années par l’OSCE et la Commission de Venise pour rendre le processus électoral plus juste et plus transparent. La Commission Électorale Centrale (CEC), présidée depuis 1996 par Lidia Yermoshina, s’est contentée d’apporter quelques retouches cosmétiques à l’organisation du scrutin.

En amont du vote, les mêmes entraves à l’expression d’un choix libre et informé des électeurs demeurent, du fait notamment des restrictions à la liberté de la presse. Les garanties procédurales de base qui pourraient protéger l’intégrité du vote et du décompte des voix sont inexistantes au Bélarus, notamment du fait de l’absence de liste électorale globale consolidée à l’échelle nationale. La possibilité d’inscrire de nouveaux votants sur les listes électorales jusqu’au jour même du scrutin fait peser sur le système de sérieux soupçons de vote multiple, tandis que le manque d’encadrement du vote anticipé et du vote mobile favoriserait le bourrage d’urnes. La fraude reste cependant difficile à prouver car les urnes ne sont pas transparentes et les observateurs rarement autorisés à consulter les registres de vote ou à approcher la table de dépouillement des bulletins – même si la CEC recommande que les observateurs ne soient pas relégués à plus de 3 mètres d’elle. La liste des irrégularités relevées par les observateurs impartiaux est longue, entachant sérieusement la légitimité du scrutin.

Des commissions électorales à la botte du régime

Au Bélarus le processus électoral reste entièrement sous le contrôle de l’appareil exécutif, du sommet – les membres de la CEC sont des fidèles du Président – jusqu’à la base. Pour ce scrutin 5971 bureaux de vote (dont 47 à l’étranger) ont été établis, servis par 65 856 membres de commissions électorales locales désignés pour l’occasion. Les partis d’opposition ont présenté 514 candidats aux postes de membres de commission électorale locale (CEL). Seules 53 nominations (10 %) ont été acceptées, alors que le taux de sélection était de 89 % pour les membres présentés par des associations ou partis soutenant le régime. Aussi l’opposition n’occupait-elle que 0,08 % des sièges au sein des CELs – un chiffre en baisse par rapport aux dernières législatives [2]. Outre cette absence de pluralisme dans les commissions, le fait que les fonctions y soient en général réparties selon la même hiérarchie que l’organisation professionnelle qui héberge le bureau de vote – école, gymnase, maison de la culture, usine – garantit au président de commission (directeur d’école, d’usine, etc., lui même étroitement dépendant de l’administration locale, et donc du régime) une suprématie incontestée pour orienter la conduite du processus.

Enregistrement des candidats : un champ politique un peu plus ouvert

Les députés de la Chambre basse du Parlement sont élus au scrutin uninominal majoritaire à un tour. Au scrutin de 2016 ont participé 484 candidats répartis dans 110 circonscriptions électorales. C’est plus qu’au cours des précédents scrutins, où dans plusieurs circonscriptions un candidat (pro-régime) se retrouvait seul à concourir. Les plaintes de l’opposition et les réserves des observateurs impartiaux au sujet des refus d’enregistrement (93 au total) concernent surtout l’application discrétionnaire d’un certain formalisme de la part des commissions électorales de district (CEDs), qui ont abusivement rejeté la candidature de plusieurs opposants pour des motifs assez futiles.

Rappelons que les observateurs n’ont pas accès à cette étape, assez opaque, du processus électoral, et que les tribunaux annulent rarement les décisions contestées. Toutefois les partis d’opposition qui souhaitaient présenter des candidats – certains préféraient boycotter le scrutin, sans toutefois faire campagne en ce sens car la loi l’interdit – ont reconnu avoir dans l’ensemble pu le faire, ce qui contraste avec les précédents scrutins où de nombreux opposants ont été arbitrairement empêchés de concourir [3]. On notera cependant la faiblesse continue de la culture partisane au Bélarus : 85 % des candidats élus sont soit-disant « indépendants », car présentés par des groupes d’initiative, à savoir en général des collectifs de travailleurs, ou des associations pro-gouvernementales comme Belaya Rus’ ou BRSM (Union Bélarusse Républicaine de la Jeunesse). Ces mêmes organisations ont aussi nominé les trois quarts des quelque 32 000 observateurs nationaux accrédités par la CEC.

Campagne électorale : des conditions inéquitables, mais sans violence policière

Au Bélarus les élections, en particulier législatives, passent traditionnellement inaperçues, notamment lorsqu’elles se tiennent en septembre au moment de la récolte des pommes de terre : la campagne, qui a officiellement débuté le 11 août, s’est tenue pendant les vacances d’été et a peu attiré l’attention des médias et du public. Un amendement de 2013 à la loi électorale a supprimé le financement public de la campagne, remplacé par la diffusion gratuite à la télévision et la radio publiques d’un spot de campagne de 5 minutes par candidat, et la possibilité de participer à un débat télévisé (seuls 38 candidats ont saisi cette opportunité de se faire connaître).

En principe, les journaux locaux devaient offrir à chaque candidat se présentant dans leur région la possibilité de publier gratuitement son programme. Cette règle a été diversement contournée dans plusieurs circonscriptions afin de limiter la diffusion des programmes de l’opposition. Les candidats pro-régime ont bénéficié des ressources administratives mises à la disposition de leur campagne par les autorités locales. Malgré ces iniquités, les candidats d’opposition estiment que leur droit de faire campagne a été moins entravé que par le passé. Peu de cas de censure ont été rapportés. Surtout, les manifestations organisées par l’opposition, par exemple contre la construction de la centrale nucléaire d’Astravets, n’ont pas été réprimées. Cependant la couverture médiatique des élections est clairement en faveur du régime : d’après l’OSCE les chaînes de télévision d’État ont consacré 82 % de leur temps d’antenne politique à couvrir les faits et gestes du Président Loukachenka, 17 % à la présidente de la CEC, contre seulement 1 % consacré à couvrir la campagne des candidats eux-mêmes.

Le vote anticipé dans le collimateur des observateurs

Une spécificité répandue en ex-URSS est la possibilité de voter durant les 5 jours qui précèdent le scrutin. Légitime lorsqu’elle s’adresse aux personnels d’astreinte le dimanche du vote (médecins urgentistes, policiers, etc.), cette mesure l’est moins lorsqu’elle s’applique à tous et sans besoin de justification, comme au Bélarus. Elle fait peser de sérieux doutes sur l’intégrité du scrutin lorsque les autorités incitent, voire forcent certains électeurs – étudiants, militaires, personnels de l’administration locale – à voter prématurément. Et ce d’autant plus si l’urne utilisée pour le vote anticipé est conservée dans des conditions de sécurité qui ne garantissent pas un possible bourrage. La loi prévoit que seuls deux des membres de la CEL doivent être présents durant le vote anticipé  ;  les observateurs sont désormais autorisés à l’observer, mais seulement durant les heures d’ouverture du bureau de vote : durant les pauses et la nuit, l’urne, sommairement scellée, est sous la seule surveillance d’un policier.

Ces éléments peuvent tous faciliter des malversations (pression sur les électeurs, vote de groupe, caroussel), voire la fraude électorale (bourrage d’urne, remplacement de bulletins par d’autres durant la nuit), d’autant plus que les chiffres sur le nombre de votants ne sont pas publiés au jour le jour, et que les résultats finaux par circonscription ne précisent pas combien de bulletins non-utilisés chaque CEL a, en principe, restitués. Comme en 2015, les observateurs ont identifié des écarts significatifs entre la participation annoncée à la clôture quotidienne du vote anticipé et le nombre d’électeurs que les observateurs ont comptabilisés dans les bureaux de vote [4]. Alors que la CEC a annoncé une participation de 31,3 % durant le vote anticipé (+ 5 points par rapport à 2012), et 74 % sur l’ensemble de l’élection, les observateurs estiment que la participation réelle a souvent été inférieure à 50 %, ce qui aurait dû conduire à l’invalidation du scrutin dans plusieurs circonscriptions.

Dépouillement : rapidité et opacité

Dans un quart des bureaux de vote et des CEDs où ils les ont observés, les observateurs de l’OSCE ont évalué négativement le décompte des voix et la tabulation des résultats. 27 % d’entre eux ont rapporté avoir été empêchés dans leur observation de ces étapes clés du processus. Ce manque de transparence, allié à la manière expéditive avec laquelle les membres des commissions électorales locales procèdent traditionnellement au dépouillement au Bélarus, ne satisfont pas les critères internationaux de décompte fiable et honnête des voix. Des pratiques douteuses demeurent souvent, comme la pré-signature des protocoles, le fait qu’ils soient remplis au crayon, ou que les résultats détaillés et ventilés ne soient pas rendus publics.

La CEC a annoncé les résultats avant que tous les bulletins aient été dépouillés, et plusieurs CEDs ont terminé leur travail avant le délai légal de 3 jours durant lequel peuvent être soumises des plaintes. Seuls les candidats sont autorisés à demander le recomptage des voix ou l’invalidation des résultats, dans le district où ils se présentent. Ces requêtes, comme les plaintes déposées par de simples électeurs, ont été ignorées ou déboutées de manière souvent inconsistante par la CEC.

Pourquoi l’opposition est entrée au Parlement ?

Le profil de la Chambre basse du Parlement bélarusse issue des élections du 11 septembre 2016 reste globalement inchangé, bien qu’on note une claire féminisation (la part des députées passant de 15 à 35 %) et un certain roulement : seuls 28 des députés sortants se représentaient (et 27 d’entre eux ont été réélus). Au final, 93 des 110 élus sont en théorie des « indépendants » sans affiliation partisane (mais 73 sont membres de Belaya Rus’), et 15 sont affiliés à des partis ouvertement pro-gouvernementaux, dont 8 au Parti Communiste. Quant aux candidates « hors-système », il est intéressant d’examiner les conditions et les possibles raisons de leur élection.

La jeune femme d’affaires Hanna Konopatskaya, représentant le parti d’opposition OGP (Parti Civique Uni) a créé la surprise en réunissant 59,7 % des voix alors qu’elle se présentait dans la même circonscription (n°97, Minsk) que Tatsiana Karatkevitch, du mouvement citoyen Govori Pravdu (Dis la vérité), figure mineure mais connue de l’opposition car ce fut la seule qui put se présenter aux présidentielles de 2015. Beaucoup d’analystes soupçonnent que la victoire de Konopatskaya a été orchestrée de manière à diviser l’OGP (qui, d’ordinaire, ne reconnaît pas les « élections » bélarusses) et d’évincer Karatkevitch. Engagée à appliquer le programme « 1 million de nouveaux emplois » de son parti et à incarner les attentes de l’opposition, Konopatskaya aura probablement une influence limitée : le fait que plusieurs membres de sa famille soient aussi de (riches) entrepreneurs en fait une personnalité vulnérable dans un régime qui utilise la lutte anti-corruption pour évincer ses adversaires politiques.

Quant à Aliona Anisim, élue avec 40 % des voix dans la 70e circonscription (région de Minsk) – à la faveur du désistement inattendu du candidat pro-régime – elle a publiquement rejeté l’étiquette de membre de l’opposition. Elle est pourtant assez critique de la politique du gouvernement et a dénoncé le caractère non-démocratique des élections. Vice-présidente de la Société de la Langue Bélarusse, c’est une personnalité de l’intelligentsia bélarusse. Son activisme en faveur de la langue bélarusse lui vaut le soutien de l’opposition nationaliste – jusqu’à récemment honnie par le régime.

Explications et implications

Dans le contexte géopolitique actuel, tendu du fait du conflit russo-ukrainien, l’entrée d’Anisim au Parlement peut être vue comme un signe de défiance en direction de Moscou : alors que les médias russes reprochent au régime Loukachenka son inaction face à la soi-disant montée, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, d’un sentiment « anti-russe » au Bélarus, l’élection d’une nationaliste modérée illustrerait l’engagement du régime à soutenir la « bélarussianisation » du pays.

L’élection d’une candidate de l’opposition fait, quant à elle, office de geste de bonne foi en direction de l’Occident à un stade où le régime s’efforce d’œuvrer à la normalisation de ses relations avec Bruxelles et Washington. Elle a plusieurs implications. Tout d’abord, les gouvernements et les parlements des pays membres de l’UE, ainsi que le Parlement Européen, vont devoir prendre acte de ce « progrès ». Cela devrait logiquement les conduire à reconnaître le Parlement bélarusse comme légitime, ouvrant la voie à l’entrée de députés bélarusses dans Euronest, l’assemblée interparlementaire du Partenariat Oriental de l’UE, voire dans l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (PACE) – si toutefois le régime s’engage à respecter un moratoire sur la peine de mort.

Sur ce point comme sur d’autres, il faut rester vigilant : tant que le régime bélarusse dénigrera les droits de l’Homme, pratiquera la fraude électorale, et empêchera l’autonomisation de la société civile et le rééquilibrage des pouvoirs institutionnels, il ne pourra que laisser croire qu’il est prêt à se démocratiser, ce qui n’apparaîtra jamais comme sincère.

 

[1] OSCE/ODIHR Election Observation Mission Final Report – Republic of Belarus (Parliamentary Elections 11 September), Varsovie : ODIHR, 8 décember 2016, URL : www.osce.org/odihr/elections/belarus/257436.

[2] Anaïs Marin « The electoral trap : why the EU should think beyond Belarus’s parliamentary election », FIIA Briefing paper n° 111, 11 septembre 2012.

[3] Le taux moyen de refus d’enregistrement des candidats présentés par des partis d’opposition en 2016 est de 13,4 %. Calculs de l’auteur d’après les données communiquées dans le rapport préliminaire des observateurs de « Droit de Choisir-2016 » (une initiative portée par les 8 principaux partis et mouvements d’opposition du pays) publié en ligne par le Front Populaire Bélarusse (BNF),16 septembre 2016, URL : http://narodny.org/english/?p=765.

[4] Voir les rapports d’observation de Michael Murphy et Juljan Jahovich (National Democracy Institute) publiés en ligne dans Belarus Digest : « Early vote period », 11 septembre 2016, et « Conduct and outcomes », 21 septembre 2016, URL : www.belarusdigest.com

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