Coutume, femmes et droit républicain en Nouvelle-Calédonie

Le pluralisme juridique est possible dans la République française. La preuve : les femmes ont réussi à faire bouger les lignes en Nouvelle-Calédonie.L’accord de Nouméa réaffirme l’identité kanak et le caractère incontournable de l’application des règles coutumières pour les personnes qui ont fait le choix de demeurer dans le statut coutumier kanak en vertu du chapitre 1.1. de l’Accord de Nouméa du 5 mai 1998, et de l’article 7 de la loi organique du 18 mars 1999. Dans l’article 9 de cette dernière loi, il est précisé que si l’une des deux parties en conflit relève du droit commun, c’est ce dernier droit qui s’applique, sauf accord de l’autre partie. Par ailleurs, l’Accord de Nouméa a spécifié d’emblée que le statut coutumier ne concerne que le droit civil, c’est-à-dire le droit des personnes, de la famille, des biens, des successions… mais aussi des contrats coutumiers (alliances, échanges…) et, ce qui nous intéresse ici, des dommages résultant d’un crime ou délit.

Or le droit pénal est, lui, entièrement commun à tous. Une difficulté est donc apparue dans l’exercice de la procédure pénale, dans la mesure où le tribunal pénal ne pouvait jusqu’à présent (avant la loi organique n° 2012-1027 du 15 novembre 2013) décider de dommages et intérêts à attribuer à une victime de même statut coutumier que la personne mise en cause. La juridiction pénale devait systématiquement renvoyer cette décision à la juridiction civile statuant avec des assesseurs coutumiers, ce qui pouvait se faire de manière simple ou compliquée selon l’interprétation du dilemme par les juges en charge du dossier.

De manière simple, en brousse, au Tribunal de Kone, où les juges étant souvent les mêmes au pénal et au civil, ils se contentaient de remettre la suite de l’audience – avec l’ajout d’assesseurs coutumiers – à une date rapprochée. De manière compliquée, en ville, au Tribunal de Nouméa, où les juges invitaient la victime à s’adresser au Tribunal coutumier pour demander des dommages et intérêts, ce qui entraînait de nouveaux frais de justice (donc souvent une nouvelle demande d’aide judiciaire) et un nouvel avocat avec, là aussi, de nouveaux frais.

Les femmes victimes de violences conjugales ou sexuelles étaient le plus injustement touchées par cette différence de traitement liée à une imprécision de la loi organique. En effet, à Nouméa, une deuxième procédure amenait des délais et des frais trop importants pour elles, ce qui était montré du doigt comme une rupture d’égalité républicaine par certains magistrats qui ne voulaient pas entendre parler de « coutume » dans leur tribunal.

Des associations féminines sont montées au créneau, soit pour dire, avec les magistrats de Nouméa, que la coutume était responsable du dysfonctionnement, soit, la plupart, pour demander, avec les magistrats de Kone, l’adaptation des textes existants au pluralisme juridique caractérisant la société calédonienne et voulu par l’Accord de Nouméa de 1998.

Inutile de préciser que la LDH s’est rangée du côté de cette dernière interprétation. Le conflit existait depuis 1999 et prenait de plus en plus d’importance. Il a éclaté le 16 mars 2012, lorsque le même jour, par pure coïncidence, la procureure faisait un discours de rentrée judiciaire dénonçant à la fois le dysfonctionnement en question et la soi-disante violence de la coutume à l’égard des femmes, tandis que les associations féminines de tout le territoire, sauf celles présentent au discours de la procureur générale (PG), dénonçaient le même dysfonctionnement et demandaient une réforme du code de procédure civile, qui est de compétence locale. A signaler que la PG demandait, en conclusion de sa diatribe, de « mettre un terme à cette rupture d’égalité » et, pour cela, de « modifier la loi organique ».

Cependant, la réforme du Code de procédure civile, présentée par un chef coutumier élu au Congrés, s’est vite heurtée à la majorité non kanak du Congrès, qui s’est empressée de demander de son côté une réforme du Code de procédure pénale, de la compétence de l’Etat, et donc difficile à mettre en œuvre car de portée nationale. Il ne restait plus que la voie d’une modification de la loi organique du 19 mars 1999 par une nouvelle loi organique, et c’est ce qui a été fait par l’article 25 de la loi 2012-1027 du 15 novembre 2013, après décision favorable du Conseil constitutionnel du 14 novembre 2013 (points 36 et 37).

Cette loi instaure une possibilité de se passer d’assesseurs coutumiers mais ne permet pas une option de législation : seul le droit coutumier sera applicable devant la juridiction pénale, qui statuera sur la réparation civile.

Cette précision est très intéressante sur le plan des principes, car si les parties renoncent à la présence d’assesseurs coutumiers (il faudra une renonciation expresse et conjointe, ce qui ne sera pas possible quand le prévenu sera absent, comme c’est très souvent le cas), il leur reviendra néanmoins de présenter leurs demandes sur le fondement de la coutume, et donc :

1. soit de faire la preuve du préjudice au regard des normes coutumières (sauf à risquer d’être déboutées de leurs demandes), ce qui amènera le juge à consulter des « experts », et ceux-ci seront probablement choisis parmi les assesseurs inscrits pour siéger au civil… ;

2. soit de contourner la difficulté (pour les avocats ignorants de la coutume) en se fondant sur des « précédents » jurisprudentiels, ce qui traduirait une évolution intéressante de notre droit (au moins civil) vers une « common law » de type anglo-saxon.

Enfin, sur le plan symbolique, l’impact est considérable : la coutume fait son entrée dans les débats des procès pénaux. Car en évoquant les faits, on évoque aussi bien souvent le préjudice que l’on cherche à caractériser pour souligner la gravité des faits. La plaidoirie de la partie civile, qui précède les réquisitions du parquet, devra nécessairement évoquer le retentissement des faits à l’aune des critères coutumiers… On ne pourra donc plus voir certains présidents de correctionnelle ou d’assises proclamer (comme souvent…) que « ce n’est pas le lieu pour parler de coutume »…

En conclusion, cette loi organique de novembre 2013 complète bien celle de 1999 en allant dans le sens d’une meilleure reconnaissance de l’identité kanak dans le cadre républicain, et non, comme le voulaient les magistrats du parquet de Nouméa et aussi une partie de ceux du siège, en excluant « la coutume » de la justice républicaine car, pour eux, celle-ci ne saurait accepter une dose, même faible, de pluralisme.

Jean-Paul Caillard, responsable de la communication de la LDH-NC (membre fondateur).

Docteur en médecine (Paris), quarante ans d’exercice en médecine générale à Nouméa.

Diplomé d’études universitaire en droit et sciences économiques (Assas).

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