29 avril 2025 – Tribune de Nathalie Tehio « Vous avez dit « liberté, égalité, fraternité » ? » publiée sur Mediapart

Tribune de Nathalie Tehio, présidente de la LDH

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Les approches néolibérales ont tendance à minimiser les conséquences sociales de politiques publiques inéquitables : il est par exemple affirmé que la « libération des énergies » par la diminution de la dépense publique serait favorable à l’économie puis à la société, à moyen ou à long terme. Outre le caractère discutable de cette approche sur le plan théorique, le fond du problème est qu’une société démocratique qui se refuse à mettre en œuvre le principe d’égalité s’abîme, et ce durablement. Imposer des inégalités croissantes à la population au nom d’une nécessité supérieure – par exemple la diminution de l’endettement public – peut fonctionner un temps mais crée des laissés-pour-compte dont la précarisation devient le seul horizon. Cela favorise un ressentiment qui joue contre les institutions et contre la démocratie.

Cela s’est joué au cours des dernières années. La désindustrialisation de la France, dont les effets négatifs se sont pourtant fait ressentir pendant l’épidémie de Covid-19, se poursuit. Nous pouvons penser, dans un contexte de nombreux plans de licenciements dans les grandes entreprises françaises, qu’une crise sociale est susceptible d’éclater prochainement.

La logique de diminution des coûts de production s’est également étendue très largement au secteur public et a justifié, numérisation aidant, un recul de l’accès aux services publics, et même conduit dans certaines zones rurales à la désertification, alimentant en retour la défiance vis-à-vis des institutions.

Ce qui s’est joué davantage encore, c’est une autre inversion, celle qui vise à dénier à certaines et certains l’égalité des droits, en faisant croire qu’il n’est pas ou plus possible de l’appliquer pour une partie des personnes résidant en France. Cela, ce n’est plus seulement créer un ressentiment, c’est dissoudre ce qui fait la République.

Aujourd’hui, l’attitude belligérante et conquérante de Poutine est le prétexte à exiger de nouveaux « sacrifices » et les perspectives sont à de nouvelles restrictions sur les services publics ou les prestations sociales, autrement dit sur ce qui met en œuvre la solidarité. Et les gouvernements successifs se refusent à demander des efforts aux entreprises (un rapport sénatorial démontre pourtant l’ampleur des aides publiques leur bénéficiant) et aux personnes les plus riches.

Le ministre Retailleau en particulier s’illustre par ses attaques répétées contre les personnes étrangères, n’épargnant rien pour assimiler le fait d’être étranger à une honte, par amalgame trompeur avec la délinquance, par opposition et mise en concurrence des phases d’intégration. La proposition de loi « laïcité dans le sport », les propos tenus contre les musulmans, créent un climat délétère, propice aux passages à l’acte d’esprits fragiles, comme à la Grand-Combe. Les politiques publiques menées deviennent avant tout une mise en scène d’un Etat raidi face à « l’immigration illégale », en réalité à l’immigration en général vue comme un péril identitaire à l’extrême droite, sécuritaire à droite. Cela n’est pas nouveau et ce sont des schémas que l’on retrouve au fil des trente dernières lois sur l’immigration adoptées depuis les années 1980, presque une par an…

Ce qui apparaît en revanche nouveau, c’est la reprise par Bruno Retailleau du projet venu de l’extrême droite de s’en prendre aux principes de l’Etat de droit. Il attaque tous les contre-pouvoirs et notamment celui des juges, visant particulièrement la liberté d’expression des syndicats de magistrats. Dans une récente diatribe contre la LDH (Ligue des droits de l’Homme), il a également mis en avant un « droit à la sécurité » qui interdirait de saisir le juge administratif pour contrôler la légalité d’un arrêté préfectoral. On chercherait vainement dans les textes fondateurs à valeur constitutionnelle comme la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ce prétendu droit à la sécurité dont le gouvernement serait seul juge, le droit à la sûreté protégeant quant à lui justement contre l’arbitraire de l’Etat. Le préambule de la Constitution de 1946 évoque de son côté « la sécurité matérielle » garantie à toutes et tous.

A rebours de la tradition française, le ministre Retailleau, partisan affirmé du droit du sang, ose affirmer en dépit du bon sens qu’on « ne doit pas être Français par le hasard d’une naissance, être Français ça se mérite », ce qui montre à quel point il ne parle que de personnes nées de parents étrangers, car quel est le mérite des autres ? Quelles sont de fait les références politiques de Bruno Retailleau ? Certainement pas celles de notre histoire démocratique et républicaine. Le ministre de l’Intérieur profite de sa fonction pour poser des jalons contre l’égalité devant la loi, qui profiteraient à un pouvoir d’extrême droite allié à une droite dure, alliance faisant l’objet de ses vœux.

Que les forces politiques opposées à l’extrême droite laissent mettre en œuvre un tel projet est absurde et suicidaire pour la démocratie.

Absurde parce que l’exigence d’égalité reconnue notamment durant la pandémie de Covid-19 concerne en particulier les travailleuses et travailleurs étrangers. Oui, les « premières de corvée », souvent des femmes puisqu’elles sont nombreuses parmi les personnes étrangères, parfois sans titre de séjour, contribuent par leur travail et leurs cotisations à la cohésion sociale. Ce n’est certes pas l’image de « profiteur » que les extrêmes droites se plaisent à répandre, ces travailleuses et ces travailleurs ayant le plus grand mal à se loger, voire à être hébergés dignement ; les marchands de misère sont nombreux à offrir des conditions insalubres dans des locaux très rentables pour eux. On est loin également de la « concurrence entre travailleurs » puisque les fonctions difficiles sont fréquemment assumées par des personnes étrangères parce qu’elles ne trouvent pas preneur par ailleurs. D’ailleurs, la politique menée favorise la traite des êtres humains.

Suicidaire car on ne gagne pas à s’allier avec l’extrême droite pour endiguer l’aspiration à la justice sociale, on se perd. Rappelons l’article 4 de la Constitution de 1793, la première dont s’est dotée la France républicaine : « Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail (…) – Ou sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité – Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français » . Cette vision de la citoyenneté est ancrée dans la simplicité du principe d’égalité vu comme ferment social.

Sur un certain plan, la conception révolutionnaire de la citoyenneté est plus présente dans nos mentalités contemporaines que les couplets xénophobes : dans les enquêtes d’opinion, d’année en année, une majorité de personnes sondées se montre favorable à la régularisation des travailleurs étrangers, ou au vote des résidents. Face à cela, les décrets de la loi asile-immigration ont de fait entraîné ces derniers mois un blocage général des dossiers de régularisation, mais aussi de renouvellement de titres de séjour. Des fichiers de police sont transmis à des préfectures, au mépris du secret de l’enquête, concernant des personnes étrangères en situation régulière ! Au tamis xénophobe, tous les étrangers font les frais de cette politique de déshérence administrative, y compris ceux qui ne sont pas visés par les menées racistes de l’extrême droite. Ceux qui tissent et retissent chaque jour la notion « d’appel d’air », dont il a été montré qu’elle ne repose sur aucune réalité, devraient voir que son seul effet tangible est de rendre la vie impossible à une catégorie entière de personnes, en justifiant la maltraitance institutionnelle. Il y a lieu d’ailleurs de s’inquiéter pour la santé mentale des agents de l’Etat tenus d’appliquer les directives ministérielles, en dépit des principes « d’égalité » et de « fraternité » de la devise de la République.

L’étranger, c’est nous aussi ; fondons une société inclusive dont la cohésion se nourrit de justice sociale et d’égalité des droits !

Nathalie Tehio, présidente de la LDH

 

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