11 juin 2025 – Tribune « Porter plainte en France pour « crimes de génocide » à Gaza et arrêter la violence meurtrière » publiée sur Libération

Tribune collective signée par Nathalie Tehio, présidente de la LDH, et Arié Alimi, vice-président de la LDH

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La grand-mère de deux enfants français tués dans l’enclave a déposé plainte ce vendredi 6 juin pour des faits qu’elle considère comme susceptibles d’être qualifiés de « crimes contre l’humanité » et « crimes de génocide ». Un espoir pour l’ordre juridique international. Un espoir pour réparer l’ordre juridique international, selon les juristes Arié Alimi, Antoine Garapon et Nathalie Tehio, ainsi que l’historien Vincent Lemire.

Dans la nuit du 23 au 24 octobre 2023, Abderrahim et Janna, deux enfants de 6 ans et de 9 ans, de nationalité française, sont tués par un missile tiré depuis un hélicoptère israélien sur une maison de la ville de Gaza, à proximité de Beit Lahia. Leur petit frère Omar âgé de 3 ans est grièvement blessé. Leur mort s’inscrit dans un empilement de violences qui a englouti des centaines de milliers de vies de civils palestiniens : à ce jour, on dénombre 55 000 morts et 125 000 blessés identifiés dans la bande de Gaza, soit près de 10 % de la population totale.

Jacqueline Rivault, la grand-mère de ces deux enfants tués à Gaza, a déposé plainte ce vendredi 6 juin 2025 auprès des institutions judiciaires françaises pour ces faits susceptibles d’être qualifiés de « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité », et « crimes de génocide ». La compétence directe des juridictions françaises en raison de la nationalité française des enfants permettra aux juges d’instruction d’instruire et de faire lancer des mandats d’arrêts internationaux contre toute personne ayant pu contribuer à ces actes, restreignant largement la possibilité pour les personnes visées de sortir du territoire israélien.

Ainsi, le droit d’une citoyenne française de déposer plainte devant une juridiction nationale donne la capacité à agir à distance pour empêcher le pire d’advenir. Si une plainte n’arrête pas les chars, elle peut responsabiliser, voire dissuader le passage à l’acte. Nous croyons que c’est par l’exercice du droit que nous contribuerons à vivifier l’ordre juridique international, largement fragilisé depuis le 7 octobre 2023.

Un projet de nettoyage ethnique a été élaboré

Ce jour-là, les milices du Hamas se sont rendues coupables de crimes abominables contre des civils israéliens – au moins 1 200 morts et 7 500 blessés – puis ont ramené dans la bande de Gaza environ 250 otages, ce qui constitue l’un des plus anciens crimes punis par le droit international. S’en est suivie une guerre ayant pour finalité officielle d’éradiquer le Hamas. Si le recours à la force suite à une attaque sur un territoire souverain ne viole pas forcément le droit international, il ne peut exonérer l’armée israélienne du respect du droit humanitaire.

Or, un projet de nettoyage ethnique a été élaboré et a été annoncé sans délai par plusieurs dirigeants israéliens : dès la fin 2023, le ministre Bezalel Smotrich déclarait qu’il resterait « 100 000 ou 200 000 habitants à Gaza à la fin de la guerre », contre 2,3 millions actuellement. Au même moment, le Premier ministre Benyamin Nétanyahou disait travailler à une « émigration volontaire » des habitants de Gaza et rechercher les potentiels pays d’accueil. Ce projet de déportation massive de civils, qui semblait-il y a peu irréaliste, est aujourd’hui un but de guerre assumé.

Une violence débridée soutenue par les Israéliens

Les opérations militaires visent désormais explicitement à nettoyer la bande de Gaza de toute sa population. Une terre et des corps fossilisés dans la cendre et la poussière. Les voix surgissant de l’intérieur de la société israélienne ou de la soi-disant « communauté internationale » semblent insuffisantes et, en tout cas, impuissantes à empêcher ce sinistre dessein. Malgré les décisions de la Cour internationale de justice confirmant un risque plausible de génocide, en dépit des mandats d’arrêts lancés par la Cour pénale internationale pour «crimes contre l’humanité», les bombardements se poursuivent, les tanks avancent, les cadavres s’amoncellent. Il faut donc actionner d’autres leviers.

Car cette violence débridée n’est plus seulement imputable à Nétanyahou, ni aux aspirations messianiques de son entourage. Elle semble malheureusement soutenue par une grande partie de la population israélienne. Selon une étude de deux chercheurs américains publiée dans Haaretz, 82 % des Israéliens soutiennent le plan de nettoyage ethnique de la bande de Gaza, et 47% sont favorables à l’extermination physique de tous les habitants des villes conquises. D’autres sondages indiquent qu’une majorité d’Israéliens souhaitent la fin de la guerre pour obtenir la libération des otages.

Tous les génocides commencent en effet dans la tête du puissant lorsqu’il a perdu « l’imagination d’autrui », pour reprendre l’expression de Myriam Revault d’Allonnes, c’est-à-dire lorsqu’il ne reconnaît plus en l’autre sa propre humanité.

La valeur performative des outils juridiques

Les qualifications juridiques de « crimes contre l’humanité » et de « crimes de génocide » ont été forgées pour la première fois par Hersch Lauterpacht (1897-1960) et par Raphaël Lemkin (1900-1959) après la Shoah, sur les cendres encore fumantes de l’extermination des populations juives, tziganes et homosexuelles par le régime nazi. Ces incriminations pénales leur apparaissaient indispensables pour établir un nouvel ordre pénal international qui empêcherait l’horreur de se reproduire. Notre rôle de juristes et de chercheurs est aujourd’hui de qualifier ces faits en sauvegardant la valeur performative de ces outils juridiques, non de comparer ou de hiérarchiser les massacres.

Nous avons bien conscience que la violence qui s’abat sur Gaza ne sera pas arrêtée seulement par le droit international. Nous savons aussi que l’ordre juridique international est périssable, qu’il peut s’effondrer dans les prochaines semaines face à l’esprit vengeur de l’armée israélienne. Il pourrait même ne pas s’en relever, nous entraînant dans un chaos mondial généralisé.

C’est un combat de tout être humain

Mais nous ne pouvons plus nous contenter des discours d’Emmanuel Macron, de l’Union européenne, des Nations unies, et de toutes les institutions judiciaires internationales, aussi indispensables et bien intentionnés soient-ils. A l’instar de Primo Levi, nous qui vivons en toute quiétude, nous devons considérer − si c’est un Homme, si c’est une Femme, si c’est un Enfant − que la justice et le droit sont l’affaire de toutes et de tous, qu’ils sont ces armes non létales pour mener une guerre sans cadavres contre la violence pure et inhumaine.

Si nous voulons réparer, puis reconstruire un monde habitable, ce combat ne doit plus être l’affaire des seuls Etats et institutions, mais celui de tout être humain et de tout citoyen, par essence sujet de droit international. Sachons donc tirer les leçons du passé et combattre notre passivité.

Alors que, dans son exil anglais, Lauterpacht transposait l’idée d’humanité en termes juridiques, Camus tentait de son côté de la définir dans une lettre à un ami allemand imaginaire : « Qu’est-ce que l’homme ? Il est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux. » Le juriste et le poète constataient, chacun avec leur vocabulaire, que la furie des armes, encore plus lorsqu’elle se met au service d’une eschatologie religieuse, a tôt fait de sombrer dans une apocalypse meurtrière.

L’espoir de la plainte déposée ce vendredi est de contrebalancer cette violence criminelle par l’innocence de Janna et d’Abderrahim, deux enfants assassinés à Gaza. Deux enfants parmi des milliers d’autres. Une plainte pour, peut-être, en susciter d’autres. Sachons être à la hauteur de ce combat collectif pour la dignité et pour l’humanité. Notre monde en a tant besoin.

(1) Selon une étude de deux chercheurs américains publiée dans Haaretz, 82 % des Israéliens soutiennent le plan de nettoyage ethnique de la bande de Gaza, et 47% sont favorables à l’extermination physique de tous les habitants des villes conquises. D’autres sondages indiquent qu’une majorité d’Israéliens souhaitent la fin de la guerre pour obtenir la libération des otages.

Signataires

Arié Alimi, avocat, Antoine Garapon, magistrat, Vincent Lemire, historien, Nathalie Tehio, avocate

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