7 décembre 2025 – Tribune collective « Le régime de laïcité protégeait hier la liberté individuelle, il défend aujourd’hui une prétendue “identité nationale” » publiée dans le Monde

Tribune collective dont Nathalie Tehio, présidente de la LDH, est signataire 

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Alors que la France commémore, le 9 décembre, les 120 ans de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, un collectif d’associations s’alarme, dans une tribune au « Monde », de la transformation du régime de laïcité en un régime de surveillance des citoyens.

La célébration du 120e anniversaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905 est l’occasion de rappeler combien la laïcité est essentielle à l’agencement de la vie démocratique. C’est l’intention de la Constitution qui en a fait, en la plaçant au service de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, l’un des principes fondateurs de la République.

Reliant la France à la communauté des nations démocratiques, la laïcité trouve son origine dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. En fixant « le principe de toute souveraineté dans la nation » (article 3), la déclaration affirme l’autonomie du pouvoir politique à l’égard des lois divines ; en affirmant que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » (article 10), elle permet à chacun de pouvoir choisir en toute indépendance ses propres croyances ou convictions. Se manifeste là une rupture décisive avec l’ordre d’Ancien Régime, fondé sur la primauté et l’unité de foi. Il est revenu à la législation de la IIIe République de confirmer le dispositif établi en 1789. La loi du 9 décembre 1905, dont le Conseil d’Etat a rappelé [dans son étude annuelle 2004] qu’elle était la « clé de voûte » de la laïcité française, couronne la construction laïque en instituant la séparation des Eglises et de l’Etat.

Le texte, s’il contient des dispositions techniques concernant l’organisation interne des cultes, comporte surtout deux éléments fondamentaux. Il consacre d’abord la liberté de conscience, considérée dans sa double dimension individuelle et collective. Celle-ci apparaît dès l’article premier. La liberté appelle ainsi l’égalité : la loi protège identiquement les croyants et les non-croyants, sans qu’on puisse discriminer quiconque en raison de ses opinions religieuses ou convictionnelles. Ensuite, en affirmant, dans son article 2, que « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », la loi affirme la neutralité de l’Etat. Ce dernier doit se tenir à égale distance de toutes les conceptions englobantes du bien, afin de préserver le droit à l’égale liberté de conscience des citoyens.

Or, au cours des trois dernières décennies, le régime de laïcité a subi un dévoiement de ses principes originels : il était hier un dispositif de protection de la liberté individuelle ; il est devenu un appareil de défense de la prétendue « identité nationale ». A la laïcité de l’autonomie s’est substituée celle de la surveillance. Le refus d’accepter l’ouverture de la société actuelle à la pluralité de ses composantes culturelles a conduit à une instrumentalisation de la laïcité – contrant ainsi l’éthique universaliste de la République, et révélant une conception identitaire, et parfois ethnique, de la nation. Ce nouveau modèle a pris une nouvelle forme juridique, à travers une succession de lois et de règlements qui ont trouvé leur consécration limitative dans la loi du 24 août 2021 visant à « conforter le respect des principes de la République ».

Cette législation inédite a introduit, en rupture avec les principes de 1905, une double mutation. Jusque-là, l’impératif de neutralité ne valait que pour les espaces et les agents de l’Etat ; l’espace social étant, en revanche et sous réserve des exigences de l’ordre public, une zone d’expression ouverte à l’expression de la pluralité des convictions. Or, en témoignent certaines propositions de loi récentes, on réclame désormais l’extension de la règle de la discrétion en matière religieuse aux citoyens ordinaires.

Chiffon rouge du « séparatisme »

Ensuite, la « nouvelle laïcité » a réduit la sphère de la liberté. En agitant le chiffon rouge du « séparatisme », en faisant valoir auprès de certains de nos compatriotes leur « devoir d’émancipation », en se faisant en cela le gardien des bons comportements, l’Etat est entré dans des domaines qu’il laissait jusque-là entièrement libres. Il intervient ainsi en réglementant le port du vêtement. Il soumet les collectivités locales à des contrôles inédits sur les questions religieuses et convictionnelles. Il réduit le champ d’autonomie à la fois des associations culturelles et des associations ordinaires. Malgré le principe de séparation, la loi du 24 août 2021 va ainsi jusqu’à offrir la possibilité aux préfets de refuser à certaines la qualité d’associations cultuelles, les obligeant par ailleurs à de lourdes démarches administratives, renouvelables tous les cinq ans, qui menacent leur pérennité.

Faut-il se résigner à cette dérive autoritaire ? Nous appelons, au contraire, à la résistance. Cette nouvelle interprétation accentue la défiance au sein de la société et empêche un vivre-ensemble harmonieux. Sans nier l’importance d’intégrer les citoyens dans un espace public organisé autour du respect de la liberté d’autrui et de la recherche de l’intérêt commun, il nous faut rétablir la laïcité sur ses bases historiques, en retrouvant la vision originelle qui en faisait un système de promotion de la liberté et non de surveillance de l’opinion.

Dans cette perspective, il s’agit de répondre à trois objectifs. D’abord, refaire droit à la liberté de conscience. Chacun doit pouvoir exprimer jusque dans l’espace social ses propres convictions et croyances sans qu’on lui impose, au nom d’un ordre moral que l’Etat se chargerait de définir, une quelconque invisibilité sociale, ni une artificielle homogénéité idéologique.

Mais il nous faut aussi reconstruire l’indépendance de la sphère politique. La loi de 1905 a placé l’Etat en dehors de tout contrôle des Eglises. Nous souhaitons renouer avec cette visée, qui est la condition d’une action publique autonome laissée, loin de toute soumission aux diverses cléricatures, aux seules déterminations de la délibération civique.

Il est nécessaire, enfin, de renouer avec l’idée de droit social. Au moment de la délibération de 1905, plusieurs défenseurs de la loi n’avaient-ils pas affirmé, tel Jean Jaurès, que « la République ne resterait laïque qu’à la condition d’être sociale » ? Nous l’affirmons à leur suite : il ne peut y avoir de réelle liberté indépendamment de l’amélioration des conditions matérielles dans lesquelles se déploient les existences individuelles.

Retrouvons le sens de la laïcité, battons-nous pour une laïcité de liberté qui se nourrit de fraternité et de bien commun, assurons-lui un avenir.

Signataires : Jean-Louis Bianco, président honoraire de la Vigie de la laïcité ; Christian Eyschen, secrétaire général de la Fédération nationale de la libre pensée ; Anne-Marie Harster, présidente de Solidarité laïque ; Emmanuelle Huisman-Perrin, responsable du groupe laïcité à l’Union rationaliste ; Hélène Lacassagne, présidente de la Ligue de l’enseignement ; Nathalie Tehio, présidente de la LDH (Ligue des droits de l’Homme).

Paris, le 7 décembre 2025

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