10 décembre 2025 – Tribune collective « Les “outre-mer” ne doivent plus être exclus de la Charte sociale européenne » publiée dans le Monde

Tribune collective dont Nathalie Tehio, présidente de la LDH, est signataire

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Près de 3 millions de personnes sont exclues de la charte qui constitue le socle des droits sociaux en Europe, rappelle, dans une tribune au « Monde », un collectif, réuni par la juriste Sabrina Cajoly, qui exhorte le gouvernement à rompre avec cet « héritage colonial » contrevenant au principe essentiel de l’indivisibilité de la République.

Nous, citoyennes et citoyens, juristes, responsables politiques, chercheurs, universitaires, artistes, syndicalistes, personnalités et acteurs de la société civile des territoires français dits d’« outre-mer », de l’Hexagone, d’Europe et de tous horizons, dénonçons une inégalité silencieuse au cœur de la République et de l’Europe : l’exclusion des « outre-mer » d’un traité fondamental des droits humains – la Charte sociale européenne.

Adoptée en 1961, ratifiée par la France en 1973, révisée en 1996, la charte consacre tous les droits économiques et sociaux fondamentaux tels que les droits au travail, à l’éducation, à la santé, au logement, à la protection sociale et à la non-discrimination. Elle constitue le socle des droits sociaux en Europe. Pourtant, près de 3 millions de personnes vivant dans les onze territoires habités, répartis sur cinq continents et quatre océans, en sont exclues depuis plus de cinquante ans.

La Commission nationale consultative des droits de l’Homme, dans une déclaration officielle publiée en septembre 2024, a estimé cette situation contraire au droit international des droits humains et à la Constitution française. Qualifiée juridiquement de « clause coloniale », cette disposition entretient une inégalité structurelle entre citoyens français selon leur lieu de résidence. Cette injustice est d’autant plus inacceptable que ces populations, qui contribuent immensément à la richesse de la France et de l’Europe, connaissent les plus fortes difficultés sociales : chômage de masse, pauvreté persistante, vie chère, accès inégal aux soins et aux services publics, défis d’accès à l’eau potable et atteintes environnementales. Là où, selon le principe de péréquation, la protection devrait être la plus forte, elle est la plus faible. Ce déséquilibre nourrit un profond sentiment d’injustice et et l’impression de faire l’objet du plus grand mépris.Cette exclusion n’est pas abstraite : elle a des conséquences concrètes. En 2025, elle a conduit la France et l’Europe, d’une part, à rejeter un recours sur l’accès à l’eau potable et la pollution au chlordécone aux Antilles, et, d’autre part, à écarter les « outre-mer » d’un rapport européen sur la crise du coût de la vie. Ses auteurs ont présenté la France comme un « exemple de bonnes pratiques », alors que dans les « outre-mer », où le taux de pauvreté est cinq à quinze fois plus élevé que dans l’Hexagone, les populations sont asphyxiées par des prix exorbitants et mobilisées de longue date pour dénoncer la vie chère.

Exigence de cohérence

Dans les jours suivant ces décisions, suite à la mobilisation de plusieurs parlementaires des « outre-mer », le gouvernement s’est engagé à trois reprises devant le Parlement – les 19 mars, 8 avril et 9 avril – à remédier à cette situation en adressant la notification nécessaire au secrétaire général du Conseil de l’Europe avant la fin du mois d’avril. Cet engagement a été renouvelé le 11 avril, lors de la visite de ce dernier à l’Elysée et au Quai d’Orsay. Or à ce jour, rien n’a été fait, alors qu’une simple ligne – rédigée depuis 1989 mais jamais ratifiée – suffirait à corriger cette inégalité.

Cette discrimination heurte deux principes essentiels. D’abord, celui de l’indivisibilité de la République : comment justifier que des citoyens français soient laissés pour compte selon qu’ils vivent en Guadeloupe, en Guyane, à La Réunion, en Martinique ou à Mayotte ? Etendre la Charte sociale européenne aux « outre-mer » n’est pas une faveur : c’est une exigence de cohérence, de justice et d’égalité en droit. Les spécificités locales, qui par ailleurs doivent être reconnues, ne peuvent servir de prétexte à l’exclusion des droits fondamentaux.

Ensuite, comment prétendre bâtir une Europe fondée sur les droits humains, la démocratie et l’État de droit, tout en laissant à ses marges des populations entières ? Plus qu’une question de citoyenneté, c’est une question d’humanité. Les droits garantis par la charte sont inhérents à la personne humaine. Parler d’« application territoriale », comme le font pudiquement les textes, relève du déni et de la discrimination, puisque ce sont bien des personnes, de facto majoritairement afrodescendantes et autochtones, qui sont exclues.

Maintenir une telle situation, c’est prolonger une hiérarchie entre les vies humaines. Il faut rompre avec cet héritage colonial. Que cette clause ait été écrite en 1961 reflète l’histoire d’une décolonisation inachevée ; la maintenir en 2025, c’est en faire une politique coloniale assumée. C’est contre cela qu’il faut aujourd’hui s’ériger, au nom de l’égalité, de la dignité et du respect universel des droits humains.

C’est pourquoi nous appelons solennellement le gouvernement français à notifier immédiatement l’application intégrale de la Charte sociale européenne aux populations dites d’« outre-mer », et le Conseil de l’Europe à réviser la charte afin de supprimer définitivement toute clause d’exclusion.

« Vivre égaux ou mourir ! », proclamerait aujourd’hui Louis Delgrès. Plus qu’un symbole, ces mesures constituent une exigence incontournable pour garantir, en France comme en Europe, la justice et la paix sociales, et réellement incarner leur ambition de respect et de promotion des droits de l’Homme.

Parmi les signataires : Christian Baptiste, député (Socialistes et apparentés) de Guadeloupe ; Audrey Belim, sénatrice (groupe Socialiste, écologiste et républicain) de La Réunion ; Maud de Boer-Buquicchio, ancienne secrétaire générale adjointe du Conseil de l’Europe ; David Boyd, ancien rapporteur des Nations unies sur les droits humains et l’environnement ; Sabrina Cajoly, juriste, experte en droit international des droits humains ; Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris et auprès de la Cour pénale internationale ; Alexis Deswaef, avocat, président de la Fédération internationale pour les droits humains ; Mireille Fanon Mendes France, Fondation Frantz Fanon, ancienne experte de l’ONU ; Adeline Hazan, présidente d’Unicef France ; Davy Rimane, député (groupe Gauche démocrate et républicaine) de la Guyane et président de la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale ; Nathalie Tehio, présidente de la LDH (Ligue des droits de l’Homme). Retrouvez la liste complète des signataires ici.

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