En finir avec les idées reçues sur le « FN, parti des ouvriers »

Mediapart.fr

26 février 2014 |
Marine Le Pen et Steeve Briois à l'entrée d'une usine à Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars 2012.
Marine Le Pen et Steeve Briois à l’entrée d’une usine à Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars 2012. © Reuters

Si des terres de gauche basculent vers l’extrême droite, ce ne sont pas les ouvriers qui votaient hier pour la gauche qui votent désormais pour le FN. C’est ce qui ressort des travaux des chercheurs Nonna Mayer et Florent Gougou. Ils démontrent qu’il s’agit plutôt d’un « droito-lepénisme » que d’un « gaucho-lepénisme », thèse pourtant dominante dans les médias.

Le Front national, parti des ouvriers ? C’est ce que claironne Marine Le Pen. Ce spectre d’une domination absolue du FN chez les ouvriers plane sur les élections municipales et européennes. Pour son premier colloque, mardi soir, le nouvel Observatoire des radicalités politiques (ORAP), qui rassemble des chercheurs travaillant sur l’extrême droite, s’est penché sur « la réalité de ce vote, sa complexité et sa progression ».

Qu’y a-t-il derrière la formule sensationnelle du « FN, premier parti des ouvriers » et le « présupposé idéologique » qui veut qu’un ouvrier « devrait être un électeur de gauche » ? Réunis à la fondation Jean Jaurès, les chercheurs du Centre d’études européennes Nonna Mayer (spécialiste du FN) et Florent Gougou (spécialiste du vote ouvrier) ont exposé leurs travaux et tordu le cou à plusieurs idées reçues concernant le vote FN : la thèse d’un « gaucho-lepénisme » (ébauchée par Pascal Perrineau en 1995), selon laquelle une partie importante de l’électorat frontiste viendrait de la gauche, le « mythe » d’un « vote de désespérance » (les plus démunis voteraient FN) et celui d’une réticence des femmes à voter pour le parti lepéniste.

Ils mettent en évidence un « vote des ouvriers de droite plus favorable à l’extrême droite qu’à la droite modérée ».

Les deux chercheurs ne remettent pas en cause un « survote ouvrier » pour le Front national, mais pointent du doigt la « différence des niveaux » annoncés. « Tous les instituts de sondage s’accordent pour dire que les ouvriers votent en moyenne plus pour le Front national que la moyenne de l’électorat, mais l’ampleur de ce vote diffère beaucoup », relève Florent Gougou. Le premier institut à l’annoncer (la Sofres, en 1995) livrait d’ailleurs dans le même temps et selon la même méthode deux sondages avec sept points d’écart (30 % d’ouvriers votant FN dans le premier, 23 % dans le second).

Le chercheur rappelle au passage que les ouvriers « ne pèsent que 30 % à 35 % à l’intérieur de l’électorat du FN », alors qu’ils étaient « 50 % au sein du Parti communiste (en 1967 et 1978) ».

Marine Le Pen et Steeve Briois à l'entrée d'une usine à Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars 2012.
Marine Le Pen et Steeve Briois à l’entrée d’une usine à Douvrin (Pas-de-Calais), le 26 mars 2012. © Reuters

Mais derrière la quantification hasardeuse de ce vote, faute d’outils, une autre question s’avère plus importante : d’où vient cette dynamique ouvrière de vote pour le parti d’extrême droite ?

Le chercheur Florent Gougou.
Le chercheur Florent Gougou. © oxpo.politics.ox.ac.uk

Auteur d’une thèse sur la mutation du vote ouvrier, Florent Gougou travaille avec les résultats des élections et l’analyse des sondages. Il a mis sur pied une typologie des mondes ouvriers en identifiant une série de cantons ou communes où la proportion d’ouvrier est très élevée (lire les documents sous notre onglet « Prolonger »). Il met en lumière « deux dynamiques derrière ce vote ouvrier pour le FN ».

Un vote des ouvriers de droite « plus favorable à l’extrême droite qu’à la droite »

La première, c’est un « vote des ouvriers de droite plus favorable à l’extrême droite qu’à la droite modérée ». Dès la percée du FN, aux européennes de 1984 puis aux législatives de 1986, « le rapport de force au sein du vote ouvrier de droite est favorable à l’extrême droite, par rapport aux autres groupes sociaux », démontre le chercheur. Le parti lepéniste tire donc profit de cette « spécificité » du vote ouvrier.

Un « recul du vote de gauche des ouvriers »

Mais la progression du vote FN chez les ouvriers s’explique par une deuxième tendance, depuis la fin des années 1970 : « un recul du vote de gauche des ouvriers ». « Depuis les années 2000, ils votent autant à gauche que l’ensemble de l’électorat, alors que dans les années 1970, ils votaient massivement pour la gauche, jusque 20 points davantage », explique Florent Gougou.

De « nouveaux ouvriers »

Dans la typologie qu’il a construite, l’effet est net : « Des terres de gauche basculent vers l’extrême droite. » Mais selon le chercheur, « c’est l’interprétation de ces données qui pose problème ». « Ce ne sont pas les mêmes ouvriers qui votaient hier pour la gauche qui votent désormais pour le Front national », mais « de nouveaux ouvriers qui entrent dans le corps électoral », avec le « renouvellement générationnel ». Ce recul du vote de gauche des ouvriers est donc porté « par de nouvelles cohortes ».

Il détaille : « Leurs parents étaient de gauche, mais eux n’ont jamais eu des habitudes de vote à gauche. Ils ont les mêmes professions qu’eux, mais ont été socialisés dans un monde différent, dans lequel le FN est présent. » D’un côté, on trouve des ouvriers socialisés dans les années 1960, « où le jeu politique était dominé par la prédominance du Parti communiste à gauche », de l’autre ceux des années 1990, « où le FN est un acteur du jeu politique et Jean-Marie Le Pen est connu ».

Florent Gougou relève par ailleurs une « grande rupture en 2007 ». « L’électorat ouvrier de droite, radicalisé dans les années 1980, est plus séduit par Nicolas Sarkozy en 2007, que le nouvel électorat ouvrier, plus jeune. Ce qui se confirme en 2012. »

Un « droito-lepénisme »

Nonna Mayer
Nonna Mayer

Directrice de recherche au CNRS, la sociologue et politologue Nonna Mayer remet elle aussi en cause le « mythe » d’un « gaucho-lepénisme », « un thème séduisant » selon lequel « on passerait de l’extrême gauche à l’extrême droite ».

En s’appuyant sur l’enquête électorale française 2012 du Centre d’études européennes et en passant au crible les 28,5 % d’ouvriers qui ont voté pour Marine Le Pen à la présidentielle, la chercheuse met au contraire en lumière « un droito-lepénisme ». « On a clairement un monde ouvrier de droite qui est plus séduit par Marine Le Pen. »

« Plus on va à droite, plus on vote Marine Le Pen quand on est ouvrier », démontre-t-elle (voir aussi notre onglet « Prolonger ») :

« Tous nos indicateurs disent la même chose, explique-t-elle. Par exemple, si on leur demande de quel parti ils se sentent le plus proches, ce sont des partis de droite et d’extrême droite. Ou comment ils ont voté en 2007 : ceux qui ont voté Marine Le Pen en 2012 ont voté à 5 % Ségolène Royal au premier tour et 7 % au second tour. »

L’idée reçue d’un « vote de désespérance »

Nonna Mayer démonte deux autres « idées reçues » sur le vote frontiste. D’abord l’idée qu’il serait un « vote de désespérance », que « ce sont les plus pauvres, démunis, qui voteraient FN ».

« Qui vote le plus pour Marine Le Pen en 2012 ? Pas les ouvriers précaires – qui, quand ils sont allés voter, ont d’abord voté Hollande. Ce sont les ouvriers non-précaires, dont le vote pour Marine Le Pen a atteint 36,8 %. Ce sont ceux qui ont peur de tomber. Ils regardent vers le haut mais aussi vers le bas désormais, ils ont peur d’être déclassés. »

La chercheuse dresse leur profil. Ils sont « un peu plus catholiques, ont un plus fort taux d’équipement des ménages, habitent plus hors des grandes villes, ont un petit diplôme : ils ont un petit quelque chose qu’ils ont peur de perdre ».

L’« effet femme » n’existe plus

Autre mythe déboulonné, l’« effet femme ». « Pendant des années, deux variables expliquaient le vote Le Pen : le niveau d’études et le sexe. Les femmes étaient plus réticentes à l’égard de ce parti. En 2012, ce n’est plus le cas. Pour la première fois, quand on regarde l’âge, la profession, la religion, il n’y a plus d’effet “femme”. Alors qu’hier deux catégories de femmes ne votaient pas Le Pen : les vieilles catholiques et les jeunes, diplômées, actives et féministes », analyse Nonna Mayer.

« Quand on regarde le monde ouvrier en 2012, hommes et femmes ont voté pareil », explique la chercheuse, qui a noté également, « pour la première fois aussi une explosion du vote pour Marine Le Pen chez les employés de commerce ».

Une « proximité avec les idées du FN » en progression

Pour la directrice de recherche, qui étudie le FN depuis les années 1980, « il s’est passé quelque chose ». Il n’y a pas que le vote frontiste qui en témoigne. Un autre indicateur permet de le constater, « la proximité avec les idées du FN, encore plus massive que le vote FN ». La chercheuse l’a constaté lors de sa centaine d’entretiens menés auprès de précaires pour son enquête.

« On l’observe quand on interroge sur « la préférence nationale », sur « le FN est un danger pour la démocratie ?”, “Marine Le Pen incarne l’extrême droite ?”, “il y a trop d’immigrés en France ?” », explique-t-elle en énumérant les statistiques des réponses de l’échantillon, et notamment ce chiffre : « 55 % des ouvriers se disent d’accord avec les idées du FN, contre 34 % de l’électorat. »

« Il y a une sympathie et une attraction à l’égard de Marine Le Pen et ses idées », note Nonna Mayer. « Lors des entretiens, on entend “Marine Le Pen, je ne vais pas voter pour elle, je ne suis pas raciste, mais elle a peut-être raison quelque part”. » Ce qui revient, c’est : 1) “c’est une femme, ça nous change”, 2) “elle est courageuse”, 3) “elle est franche, et quand elle parle on comprend ce qu’elle dit, le reste de la classe politique, on ne comprend pas”. »

Ce potentiel est « beaucoup plus élevé dans les milieux populaires », mais « ce sont dans ces catégories que l’on s’inscrit le moins sur les listes électorales. Une bonne partie de cette population défavorisée, ouvrière, ne va pas voter. Donc cela pourrait être pire ».

La chercheuse démontre surtout la nécessité de redéfinir les catégories. « Le monde ouvrier a changé. Aujourd’hui, deux ouvriers sur cinq sont isolés et non dans un collectif, ils font du travail de manutention. Plutôt qu’utiliser les catégories socio-professionnelles, il faudrait se pencher sur les “travailleurs non qualifiés”, le “prolétariat de service”, qui se trouvent à cheval sur les catégories des ouvriers et des employés de services. »