Les réseaux russes de Marine Le Pen

Mediapart.fr

19 février 2014 | Par Marine Turchi
Au Parlement européen, le 2 juillet.
Au Parlement européen, le 2 juillet. © Reuters

Marine Le Pen ne se contente pas de dire tout le bien qu’elle pense de Vladimir Poutine. Son parti et son entourage cultivent de solides réseaux russes, à Paris comme à Moscou. Ces liens sont bien plus que géopolitiques.

Marine Le Pen ne se contente pas de défendre une « alliance stratégique poussée » avec la Russie et de dire toute son « admiration » pour Vladimir Poutine. Son parti et son entourage cultivent de solides réseaux russes, à Paris comme à Moscou, dans des cercles politiques et économiques. Ces liens dépassent la géopolitique.

Au cœur de ces réseaux franco-russes, on trouve Aymeric Chauprade. Éminence grise de Marine Le Pen depuis quatre ans, ce géopoliticien tient depuis l’automne un rôle officiel : il est devenu son conseiller spécial, le responsable de la fédération des Français de l’étranger, mais aussi la tête de liste FN en Île-de-France aux européennes. La présidente du FN l’a présenté le 22 janvier comme « celui qui (l’)appuie depuis plusieurs années dans (sa) réflexion sur les relations internationales » (voir la vidéo).

Ses liens avec le FN sont étroits. La trésorière de son association de financement pour la campagne des européennes de 2014, déclarée en préfecture le 30 décembre, est Yann Maréchal, la sœur cadette de Marine Le Pen, à la tête de la direction des grandes manifestations au siège du FN.

Ludovic de Danne, Marine Le Pen et Aymeric Chauprade lors de la conférence de presse internationale du FN, le 22 janvier.
Ludovic de Danne, Marine Le Pen et Aymeric Chauprade lors de la conférence de presse internationale du FN, le 22 janvier. © Capture d’écran de la vidéo du FN

Également consultant international, Chauprade bénéficie de nombreux réseaux dans les milieux militaires et de défense nationale, jusqu’à Moscou. En juin, il lance devant la Douma, le Parlement russe, son « appel de Moscou » pour soutenir « les efforts de la Russie visant à résister à l’extension mondiale voulue par l’Occident des “droits” des minorités sexuelles ». Trois mois plus tard, il est l’invité du Club Valdaï, forum international sous l’égide de Poutine.

À l’université d’été du FN, il évoque la Russie à neuf reprises et dénonce sous les applaudissements « l’acharnement de nos médias contre Poutine », « qui a pourtant redressé la Russie de manière spectaculaire depuis 1999 » (voir les images à 14’50). Partisan d’une alliance franco-russe, il s’est dit en octobre « très heureux de travailler de plus en plus avec la Russie ».

« Nos intérêts coïncident avec ceux de la Russie. Nous avons un certain nombre de Français expatriés à Moscou qui sont des relais. Nous avons aussi des contacts en France », confirme à Mediapart le député européen FN Bruno Gollnisch. Chauprade fait le lien avec la Russie, avec deux autres personnages clés : Xavier Moreau, à Moscou, et Fabrice Sorlin, à Paris. Tous se retrouvent sur le site de géopolitique du conseiller de Marine Le Pen, Realpolitik TV, dont Moreau dirige l’antenne russe (aucun des trois n’a donné suite à nos demandes d’entretien – lire notre boîte noire).

Entretien d'Aymeric Chauprade par Xavier Moreau, en février 2013.
Entretien d’Aymeric Chauprade par Xavier Moreau, en février 2013. © Capture d’écran du site realpolitik.tv

Saint-cyrien et ancien officier parachutiste, Xavier Moreau s’est reconverti dans la sécurité privée en créant la société « de conseil en sûreté des affaires », Sokol, basée à Moscou. Installé en Russie depuis 2000, c’est autour de lui que les réseaux d’extrême droite se structurent à Moscou. Il voit en la Russie un « modèle alternatif de développement social » mais aussi un réel intérêt pour les investisseurs français. Il livre ses thèses à l’occasion de conférences, chroniques, ouvrage, ou d’interviews sur des sites d’extrême droite (ici ou ).

Xavier Moreau sur le site d'Aymeric Chauprade, Realpolitik TV.
Xavier Moreau sur le site d’Aymeric Chauprade, Realpolitik TV. © Capture d’écran Realpolitik TV.

Entre le FN et le chef d’entreprise, Bruno Gollnisch parle de « relations amicales ». « C’est un homme d’affaires, un garçon influent. Il a des amitiés là-bas et notamment chez M. Poutine. Je crois que c’est toujours l’un de nos contacts en Russie. Il a servi dans certaines circonstances d’intermédiaire », explique l’élu FN, qui coupe court lorsqu’on l’interroge sur la nature de ces liens : « Si on ne veut pas griller les contacts et les relations, cela requiert une certaine discrétion. On va s’arrêter là. »

Sollicité par Mediapart, Xavier Moreau a refusé tout entretien en affirmant qu’il « écri(vait) et conseill(ait) uniquement sur les questions stratégiques et de politique étrangère » et qu’il n’avait « pas de lien avec les partis politiques français en dehors des élus de (s)a circonscription ».

Fabrice Sorlin et Jean-Marie Le Pen, en 2007.
Fabrice Sorlin et Jean-Marie Le Pen, en 2007. © FN Gironde

Dernier personnage du trio, Fabrice Sorlin. Candidat FN aux législatives de 2007 et aux cantonales de 2008 en Gironde, il est à la tête de l’Alliance France-Europe Russie (AAFER). Piégé en 2010 par « Les Infiltrés », sur France 2, avec son mouvement catholique radical Dies Irae à Bordeaux, Sorlin a rebondi sur le front russe. C’est lui qui conduisait la petite délégation qui a accompagné Chauprade à Moscou, en juin. Il a lui aussi lancé son appel à la Douma, en dénonçant la « perte des valeurs traditionnelles », « l’idéologie mortifère et la dictature des lobbies minoritaires ».

Emmanuel Leroy
Emmanuel Leroy © dr

L’AAFER veut œuvrer au « rapprochement » de l’Europe et la Russie, par la « réinformation » sur la « réalité de la politique russe ». À la communication, on retrouvait Emmanuel Leroy, idéologue et plume de Marine Le Pen pendant la pré-campagne de 2012. Issu du GRECE (le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), ce défenseur d’un axe Paris-Moscou dispose de contacts en Russie. En juillet 2007, son nom apparaît sur la liste des intervenants du “White Forum”, rassemblement d’ultra-droite à Moscou, où étaient aussi invités des négationnistes comme David Duke, un ancien chef du Klu Klux Klan.

Un autre conseiller officieux de Marine Le Pen ne cache pas son attrait pour la Russie. L’ex-leader du GUD, Frédéric Chatillon, prestataire du FN avec sa société de communication Riwal, est régulièrement emmené à Moscou pour ses affaires. Lors de la tournée russe de la présidente du FN, du 18 au 23 juin, il est d’ailleurs présent à Moscou, d’où il poste plusieurs photos sur les réseaux sociaux. « Début de soirée à Moscou. Je lève mon verre au président Poutine ! J’envie les Russes d’avoir un vrai chef ! » écrit-il sur Facebook le 18 juin.

Frédéric Chatillon à Moscou. Photo postée le 20 juin 2013 sur ses comptes Twitter et Facebook.
Frédéric Chatillon à Moscou. Photo postée le 20 juin 2013 sur ses comptes Twitter et Facebook. © Twitter / fredchatillon

Les Russes courtisent l’extrême droite française

Ces réseaux ne sont pas étrangers aux positions de Marine Le Pen par rapport à la Russie et son alliée, la Syrie. La présidente du FN a toujours défendu une Europe des nations « élargie à l’ensemble du continent, de Brest à Vladivostok » et un partenariat avec la Russie pour des « raisons civilisationnelles et géostratégiques ».

À son arrivée à la tête du FN, elle explique que « la crise donne la possibilité de tourner le dos aux États-Unis et de se tourner vers la Russie ». En octobre 2011, dans un entretien au quotidien russe Kommersant, elle ne cache pas qu’elle « admire Vladimir Poutine ». Ce qu’elle redira sur RTL en rendant hommage à sa maîtrise des « oligarques » « qui étaient en train de voler le peuple ».

À l’époque, elle se vante déjà d’être « peut-être la seule en France qui défend la Russie ». Depuis, elle n’a de cesse de dénoncer sa « diabolisation » par les médias français. En décembre, elle affirme même que les homosexuels ne sont pas persécutés en Russie, alors que les agressions homophobes se multiplient. Pendant la campagne présidentielle, elle prône « une alliance trilatérale Paris-Berlin-Moscou ».

Marine Le Pen, Louis Aliot et Thierry Légier reçus par Sergueï Narychkine, un proche de Vladimir Poutine, le 19 juin 2013.
Marine Le Pen, Louis Aliot et Thierry Légier reçus par Sergueï Narychkine, un proche de Vladimir Poutine, le 19 juin 2013. © dr

La fascination du FN pour la Russie n’est pas nouvelle. Jean-Marie Le Pen s’était rendu plusieurs fois en Russie et entretenait une amitié avec le sulfureux ultranationaliste Vladimir Jirinovski. C’est d’ailleurs celui-ci qui encense Marine Le Pen lors de son entrée dans le classement du magazine Time. Les deux hommes « avaient les rapports amicaux et la sympathie des gens qui se retrouvent à la marge », explique à Mediapart Christian Bouchet, autre russophile du FN et candidat à Nantes aux municipales. Mais pour lui, « sur le fond, Jean-Marie et Marine Le Pen disent quasiment la même chose ».

Marine Le Pen reçue par Dmitri Rogozine, vice-premier ministre russe, le 21 juin 2013.
Marine Le Pen reçue par Dmitri Rogozine, vice-premier ministre russe, le 21 juin 2013. © Twitter / Ludovic de Danne

Sauf que désormais, c’est des cercles du pouvoir que tente de se rapprocher la présidente du FN. En juin 2013, elle réalise avec Louis Aliot une tournée de dix jours en Russie et en Crimée (racontée ici par Mediapart), dont elle a fait une large publicité. Marine Le Pen est successivement reçue par le président de la Douma et proche de Poutine, Sergueï Narychkine, le vice-premier ministre Dmitri Rogozine et le président de la commission des affaires étrangères de la Douma, Alexeï Pouchkov.

À chaque fois, elle exprime ses « valeurs communes » avec la Russie, son opposition au mariage pour tous et explique que son parti a été le « seul mouvement politique français à s’être opposé à toute intervention en Syrie ». Elle prône un « combat » commun avec les Russes « contre l’effondrement culturel » et « les deux nouveaux totalitarismes du XXIe siècle, le mondialisme et l’islamisme ».

Cette ligne s’est imposée au Front national, qui compte de nombreux admirateurs de Poutine. C’est « un patriote, il aime son pays », « il fait beaucoup de bien à son pays. On peut le saluer », a estimé le 10 février Wallerand de Saint-Just, trésorier du FN et candidat à Paris.

Quant aux députés frontistes, Marion Maréchal-Le Pen et Gilbert Collard, ils sont tous deux membres du groupe d’amitié France-Russie. La députée du Vaucluse s’est rendue à Moscou en décembre 2012, où elle a été reçue par le président de la Douma, à l’occasion d’un forum international de parlementaires. Cette année, elle était présente à l’ambassade de Russie pour le 20e anniversaire de la fédération russe.

Comme sa tante, Marion Maréchal-Le Pen voit en Poutine « un patriote » qui « défend les intérêts de son pays » et « ça fonctionne plutôt bien », dit-elle le 4 février sur iTélé. Lors de la commission parlementaire France-Russie, en février 2013, elle salue un « grand pays », un « partenaire vital », et dénonce la « diabolisation systématique » de son président par la France à travers des « désinformations régulières » (voir la vidéo). Le conseiller culture de Marine Le Pen, Karim Ouchikh, lui, n’hésite pas à parler d’un « activisme russophobe » en France.

Bruno Gollnisch reçu à la Douma en mai 2013.
Bruno Gollnisch reçu à la Douma en mai 2013. © gollnisch.com

Autre frontiste russophile, Bruno Gollnisch était en visite en mai à Moscou comme président de l’Alliance européenne des mouvements nationaux (l’AEMN, qui regroupe des partis d’extrême droite européens). Il a été reçu à la Douma avec une délégation d’élus européens. Sur son blog, il parle de « modèle russe » et fait l’éloge du « patriotisme intransigeant » de Poutine.

Pour le président du FNJ, le président russe est aussi le modèle à suivre. Dès 2008, Julien Rochedy saluait l’« homme à poigne » et sa politique « virile et puissante ». En janvier, il s’est prononcé pour l’interdiction, comme en Russie, de la « propagande LGBT ». Plusieurs candidats frontistes défendent le régime russe et fustigent la « propagande anti-russe » des médias, comme l’universitaire Catherine Rouvier à Aix-en-Provence – qui a aussi raillé Obama et sa dénonciation de « l’homophobie supposée de Poutine » –, ou l’ex-cadre dirigeant du FNJ Antoine Mellies dans le Rhône.

Sur le compte Twitter D'Antoine Mellies.
Sur le compte Twitter D’Antoine Mellies. © Twitter / @AntoineMellies

Pourquoi ce rapprochement ? « Au départ, il y avait à la fois un anti-communisme du FN et une fascination pour la Russie éternelle, la grande nation », explique la chercheuse Magali Balent, spécialiste des extrémismes et nationalismes en Europe.

Pour l’auteure de Le Monde selon Marine (2012), il s’agit aussi de « montrer que ce que fait la Russie, c’est ce que voudrait faire Marine Le Pen pour la France. La ligne de conduite de Poutine, ce sont des causes strictement nationales (la guerre déclarée au terrorisme et à tout ce qui menace les “Russes originels”), et l’hostilité à l’UE ».

Chez Jean-Marie Le Pen, cela relevait d’une « démarche essentiellement idéologique ». À l’inverse, Marine Le Pen « est dans une démarche pragmatique et veut le pouvoir. Elle ne veut pas défendre une cause idéologique, mais utiliser l’international pour gagner des voix dans son pays. Elle vise les cercles de pouvoir, qui peuvent la crédibiliser ». Même si ces connexions se limitent aux « échelons inférieurs » du pouvoir, la chercheuse voit un « intérêt réel » pour Le Pen à « laisser entendre qu’elle a des relations avec les dirigeants de la Russie ».

Le livre de Vladimir Bolshakov.
Le livre de Vladimir Bolshakov. © dr

La présidente du FN profite de l’accueil qui lui est réservé là-bas. « Vous êtes bien connue en Russie et vous êtes une personnalité politique respectée », lui avait lancé Sergueï Narychkine lors de sa visite, selon Le Figaro. Elle met aussi en avant dans sa bibliothèque le livre élogieux de l’ancien correspondant de la Pravda à Paris, Vladimir Bolshakov (Marine Le Pen – Pourquoi la Russie en a besoin ?). Elle a d’ailleurs rencontré l’auteur en juin.

« Marine Le Pen est considérée comme quelqu’un de sulfureux en France, et peut-être en Europe, mais pas à l’étranger, et notamment en Russie. Son côté autoritaire ne déplaît pas aux Russes. Jean-Marie Le Pen lui-même était reçu à l’étranger comme un homme d’État – par Reagan, par les chef d’État africains », rappelle Magali Balent.

Le Kremlin voit-il en Le Pen une alternative à droite pour l’avenir ? « Il n’est pas improbable que des dirigeants russes considèrent qu’elle a toutes ses chances en France et pourrait mieux réussir que la droite », estime la chercheuse. Ils misent aussi sur un « basculement de l’opinion publique occidentale vers un paradigme nationaliste »,dont pourrait profiter la présidente du FN, a rapporté au Figaro
le politologue Dmitri Orechkine.

Le site ProRussia TV
Le site ProRussia TV © Capture d’écran de prorussia.tv

Les Russes courtisent en tout cas l’extrême droite française. La Voix de la Russie, radio d’État russe diffusée à l’étranger, propose depuis septembre 2012 une web télé, ProRussia TV, où l’on retrouve plusieurs anciens du FN. L’objectif ? Présenter les actualités russes, françaises, internationales « sous l’angle de la réinformation », à rebours d’une « vision tronquée et manichéenne » que délivrerait « le mainstream médiatique français ». Pour ses antennes locales, la radio russe met les moyens : en Allemagne, elle a, selon Slate, financé des émissions en alignant plus de 3 millions d’euros, en 2012.

La boîte noire :Sollicités, ni Marine Le Pen, ni ses conseillers aux affaires européennes et internationales (Ludovic de Danne et Aymeric Chauprade), n’ont donné suite à nos demandes.

Contacté, Xavier Moreau a décliné notre demande d’entretien. Sollicité via le site de son association l’Alliance France-Europe Russie, Fabrice Sorlin n’a pas donné suite.

Magalie Balent est chercheuse associée à l’IRIS (institut de relations internationales et stratégiques) et à la fondation Robert Schuman. Elle est l’auteure de Le Monde selon Marine – La politique internationale du Front national, entre rupture et continuité (2012).