Des familles roms agressées à l’acide à Paris

 Mediapart.fr

05 février 2014 | Par Carine Fouteau

 Les familles roms installées autour de la place de la République, à Paris, sont la cible d’une personne qui les attaque avec un produit corrosif. Malgré la peur que leur inspirent les policiers, un homme et une femme viennent de déposer plainte. Des Roms et des bénévoles associatifs, interrogés par Mediapart, témoignent de multiples agressions. Le commissariat du quartier reconnaît la gravité des faits.

Plusieurs familles roms venues de Roumanie vivent depuis plusieurs mois sur les trottoirs de la place de la République, à Paris. Des bénévoles associatifs leur rendent visite régulièrement : ils avaient déjà entendu parler de ces histoires d’« attaques à l’acide » lors de leurs maraudes, ces tournées du quartier qui les conduisent à faire des haltes d’une famille à l’autre. Mais cette fois-ci, l’homme a été pris sur le vif par Léo Larbi, membre de l’association Autremonde, et sa coéquipière. L’agresseur venait d’asperger le matelas en mousse d’un couple, qui avait trouvé refuge sous l’auvent de la boutique du bagagiste Rayon d’Or, au croisement de la rue du Temple et de la rue Béranger.

En janvier 2013, place de la République, à Paris. © Sara Prestianni
En janvier 2013, place de la République, à Paris. © Sara Prestianni

Cela s’est passé le 16 janvier 2014, en plein cœur de la capitale, vers 21 h 30. « On se dirigeait vers eux. Le mari et sa femme, âgés d’une trentaine d’années, étaient assis sur leur matelas. Et là, on voit un type autour d’eux, debout, qui fait des grands gestes, qui leur tourne autour, raconte Léo Larbi. Eux s’agitent. On presse le pas, on se rapproche, le type s’enfuit, il porte quelque chose sous le bras. » L’homme parti, les bénévoles constatent les dégâts « Le liquide était en train de ronger le matelas, un liquide noir, ou était-ce le résultat de la corrosion qui était noir ? Toujours est-il que ça grignotait le matelas. »

Stupéfaction des uns et des autres. « Ils ne criaient pas, ils n’appelaient pas à l’aide, ils étaient juste terrifiés par ce qui venait de se passer », ajoute-t-il. La brûlure a été évitée de peu. « Leurs pieds étaient juste à côté, ça aurait pu les toucher », note-t-il. Sa coéquipière n’y a pas échappé. Par habitude, elle pose sur le matelas son sac de maraude, dans lequel elle transporte le thé, le café et la soupe qu’elle propose aux sans-abri. S’apercevant qu’une lanière est en contact avec la zone altérée, elle soulève son sac, son doigt est brûlé. « Il est devenu tout blanc, ça lui a fait mal quelque temps », rapporte Léo Larbi.

Pour lui, le produit en cause ne peut être qu’une forme liquide d’acide sulfurique ou de soude caustique, « le genre de produits qu’on utilise pour déboucher les tuyauteries, c’est corrosif, ça brûle ». Le temps pour chacun de reprendre ses esprits et il est décidé de ne pas aller porter plainte dans la foulée. Les policiers du secteur n’ont pas bonne réputation auprès des Roms de la place, qui les accusent de les réveiller tous les matins à coups de pied dans les matelas et de prendre leurs affaires pour les jeter dans les bennes publiques. À cette heure, le couple, paniqué, a surtout besoin de réconfort.

Juste à côté, une famille, avec des enfants, a assisté à la scène. « Le père de famille, que nous connaissons bien pour avoir souvent discuté avec lui, nous a expliqué que ce type n’en était pas à son coup d’essai. La fois d’avant, il avait pris pour cible une femme. Le type a aspergé ses affaires rassemblées dans une cabine téléphonique et, la voyant arriver, il lui a jeté du produit. Directement sur elle ! Son avant-bras a été brûlé… », indique-t-il. « La mère de famille, elle, nous a dit qu’il passait souvent, avec ou sans acide, pour les menacer », précise-t-il.

Une semaine après les faits, le 23 janvier, les bénévoles d’Autremonde reviennent sur place. Le couple leur raconte que l’homme est revenu deux fois. « Entre-temps, j’en avais référé à mon responsable, et on a décidé que ce qui s’était passé était trop grave pour ne rien faire. On a proposé au couple de porter plainte. On n’était pas sûr qu’ils acceptent vu qu’ils ont peur des policiers. Mais ils ont dit oui tout de suite », indique Léo Larbi. Rendez-vous a été pris au commissariat de police du IIIe arrondissement, le 27 janvier en fin de journée. « C’est allé vite, mais ils ont pu faire leur déposition », indique le bénévole, qui est lui-même entendu comme témoin, ce mercredi 5 février.

L’agresseur, d’après les témoignages recueillis auprès des Roms de la place, serait une seule et unique personne. Ses allées et venues sont repérées depuis plusieurs mois. Lors d’un précédent reportage, en octobre 2013, il en avait été question. Larisa et Lucian, un couple de Roms d’une vingtaine d’années, installés avec leurs deux enfants à proximité du kiosque à journaux, au coin de la place et de la rue du Temple, avaient évoqué une histoire analogue visant une femme. Leur beau-frère, Vasile, avait donné des détails : « Quelqu’un jette sur nous des substances. C’est de l’acide sulfurique, ça fait comme une poudre blanche, ça brûle la peau et ça tache les vêtements. Une dame en a reçu, elle a été blessée, elle a dû rentrer en Roumanie. »

Plusieurs associations ont eu vent de ces violences. « Les premiers témoignages en ce sens datent de l’été, début juillet ou fin août, mais aucun bénévole n’en avait été témoin et les personnes ne voulaient pas forcément porter plainte, ou alors on ne les revoyait pas, indique Joffrey Charrier, bénévole au Secours catholique, qui a rencontré le couple deux semaines après l’agression. Bizarrement, ils n’avaient pas l’air si affolés que ça. Ils ont conscience du danger, ils le prennent comme une menace, ils ont compris que c’est fait pour les faire partir, mais ils continuent de s’abriter là, sous cet auvent, car ils n’ont nulle part où aller. Des endroits abrités comme celui-là, il n’y en a pas tant que ça, et puis ils ont leurs habitudes dans le quartier. »

Lucian, qu’il connaît, a pris des photos du matelas abîmé avec son téléphone portable. Il les a montrées à Joffrey Charrier. « Le produit a laissé des traînées sombres sur le sol et des taches de dépôt blanc sur les couvertures, qui étaient toutes rongées », affirme-t-il. Lui aussi a entendu parler d’une femme touchée « au bras ou à la jambe », contrainte de se rendre à l’hôpital à la suite des brûlures.

Photo, prise par l'association Entraides citoyennes, de brûlures observées sur le bras d'une femme agressée fin août.
Photo, prise par l’association Entraides citoyennes, de brûlures observées sur le bras d’une femme agressée fin août.

Mediapart a retrouvé la militante qui a pris en charge cette personne. « C’était fin août. Elle venait de se faire asperger. Elle a été touchée au bras, au torse et à la jambe. Je l’ai emmenée à l’hôpital Lariboisière. Ils l’ont soignée. Elle a été brûlée au deuxième degré », se souvient, photos à l’appui, Sylvie Lhoste, présidente de l’association Entraides citoyennes, qui vient en aide aux sans-abri. « Cette dame avait un bébé, vous imaginez le drame s’il avait été touché ! Elle avait reçu une OQTF (obligation de quitter le territoire français – ndlr), elle est partie, on ne l’a plus revue », ajoute-t-elle.

« Ce type, je le connais, je l’ai vu plusieurs fois, il se promène avec une sorte de gros chien, il nous nargue, c’est un danger public. Il vient voir les bénévoles et il leur dit : “Dites-leur de partir, sinon je vais les asperger de produits, il faut que je nettoie ça.” Il nous répète qu’il est propriétaire d’immeubles, et qu’il se doit de “nettoyer tout cela”. La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a trois semaines ou un mois », ajoute-t-elle.

À chaque fois, elle a prévenu la police : « Ils ne se sont déplacés qu’une seule fois, et encore, on a dû attendre trois quarts d’heure. On a fait une main courante, ils ont dit que ça suffisait, et que comme il n’y avait pas de témoin, ça serait difficile. La bonne nouvelle, c’est qu’il a été pris en flagrant délit et que les victimes ont accepté de porter plainte, ce qui n’était pas évident. » Un de ses collègues, qui a pu sentir le produit et observé le résultat de la corrosion, estime qu’il s’agit d’« acide pour batterie de voiture ». « Moi, j’ai plutôt l’impression que c’est du Destop », un produit utilisé pour déboucher les éviers et les toilettes, avance-t-elle, tout en rappelant que ses maraudes nocturnes l’ont déjà conduite à observer une personne déversant de l’ammoniaque sur les affaires d’un SDF.

« Une famille, tout près d’ici, a reçu des œufs et de l’eau froide sur la tête »

Dans un contexte de stigmatisation des Roms, accusés au plus haut niveau de l’État par Manuel Valls, le ministre de l’intérieur, de ne pas vouloir s’intégrer en France « pour des raisons culturelles », les relations de cette population avec le voisinage se dégradent au fil des mois. Les récits recueillis autour de la place de la Bastille à l’hiver 2012 (lire notre enquête) laissaient entrevoir une bienveillance générale, y compris de la part des forces de l’ordre.

Un an plus tard, des personnes continuent d’apporter des vivres et des vêtements, mais les gestes agressifs et les paroles menaçantes (crachats, injures) sont plus fréquents, comme si les passants se sentaient autorisés à maltraiter ces familles démunies. « Des gens nous crachent dessus, nous a raconté Larisa en octobre, oui, comme ça, ils passent et ils crachent. Nos valises disparaissent aussi, c’est arrivé beaucoup de fois, des gens les prennent. Hier encore, ils ont volé celle avec les habits du petit. Ou alors, c’est quelqu’un qui fait ça pour nous embêter. Il y a trois ou quatre mois, une famille, tout près d’ici, a reçu des œufs et de l’eau froide sur la tête. Des voisins, depuis une fenêtre, vers 5 ou 6 heures du matin, ont lancé des œufs et de l’eau froide. Des gens jettent aussi de la nourriture et des bouteilles, c’est arrivé plusieurs fois. »

« On voit beaucoup d’agressions, assure Sylvie Lhost, ces familles sont harcelées, notamment les femmes… J’ai vu des hommes ivres se coucher sur des femmes roms en l’absence de leur mari. » Parce qu’elles sont isolées, les familles installées dans Paris sont particulièrement exposées. Mais, partout en France, des actes de malveillance sont constatés à l’encontre des habitants des campements de fortune : de nombreux cas de jets de cocktails Molotov ont été répertoriés, ainsi que des incendies, sans que les enquêtes policières n’aboutissent.

Cette fois-ci, le commissaire en charge du dossier se dit décidé « à faire le maximum pour retrouver cette personne ». Il consent à dire quelques mots à Mediapart : « Nous prenons l’affaire au sérieux. C’est très grave. Une plainte a été déposée, l’enquête est en cours. C’est la première fois que j’entends parler de telles agressions à l’acide. Il semble que ce soit le fait d’une personne isolée. Nous avons des pistes pour la retrouver. »

Actuellement, entre 5 et 10 personnes sans abri campent dans le périmètre de la place de la République. C’est un peu moins qu’il y a quelques mois. Des nuits d’hôtels leur sont proposées pour des durées un peu plus longues que précédemment. Certaines sont retournées en Roumanie. L’indifférence à leur sort va croissant. « Des passants étaient présents le soir de l’attaque à l’acide, mais aucun n’a réagi ni demandé ce qui se passait », indique Léo Larbi. Huit jours plus tard, alors qu’il allait prendre des nouvelles du couple, dont le mari est malvoyant, une femme a éprouvé le besoin de prévenir le bénévole qu’il n’était pas souhaitable de leur venir en aide car l’homme agressé avait regardé avec insistance le sac à main d’une dame.