1res Rencontres Charles Gide de la LDH “Economie sociale et solidaire et droits de l’Homme”, les 19 et 20 octobre 2012 à Uzès (Gard)

Allocution de Pierre Tartakowsky, président de la LDHJe veux d’abord évidemment vous dire mon plaisir d’avoir été parmi vous durant ces deux jours pour réfléchir, ensemble et à voix haute, sur les enjeux croisés de l’économie sociale et solidaire (ESS), et des droits de l’Homme. Je souhaite également remercier toutes celles et ceux, militants ligueurs et d’autres structures, experts, acteurs coopératifs et mutualistes, institutions, collectivités qui se sont mobilisés pour assurer le succès de cette initiative. Au vu de cette double journée, je crois qu’on peut dire sans se tromper que ces efforts sont couronnés de succès.
On me permettra une pensée particulière pour notre section d’Uzès Sainte-Anastasie, et Dominique Guibert, qui ont travaillé à ce qui devrait couler de source mais se révèle toujours délicat à construire, une coopération entre sections locales et direction nationale de la LDH.

L’expression « premières Rencontres Charles Gide » est souvent revenue, et ce leitmotiv témoigne d’une double évidence ; celle d’un besoin et celle d’une continuité. Il semble bien que chacun soit gagné à l’idée que nous gagnons à nous connaître, et que cela demande des lieux et des temps. Les Rencontres Charles Gide pourraient être ce moment d’échange. Pour mettre fin à un insupportable suspense, je veux donc dire d’emblée : vive les deuxièmes Rencontres Charles Gide. Car les acteurs de l’ESS et de la défense des droits de l’Homme ont encore beaucoup à se dire et beaucoup à faire, de préférence en intelligence partagée.

La première idée qui s’impose au vu de nos échanges, c’est que nous sommes formidables. La somme de nos expériences, de nos engagements, ce que nous représentons, à savoir une diversité considérable d’identités et de pratiques, est exceptionnelle. D’autant plus qu’elle se fait sur un fond de convergence de valeurs partagées, convergence qui n’exclut ni les mises en questions ni les mises en débats, mais qui témoigne du fait que ce qui nous rassemble – ou devrait nous rassembler – est largement plus important, plus dynamique que ce qui nous divise, ou nous cantonne de fait à des pratiques isolées. Cette diversité des identités et valeurs partagées conduit naturellement à la double question suivante : ce formidable capital d’intelligences et d’expériences, au service de quels objectifs allons-nous le mettre ? Allons-nous savoir poursuivre ensemble, en nous enrichissant les uns des autres, et comment ?

Cette question du « faire » n’est pas anodine, au vu du contexte. L’alternance politique ouvre des espaces politiques de débats et d’interventions dont il nous revient évidemment de nous saisir, en fonction de nos responsabilités propres. Beaucoup d’enjeux ont été évoqués à cet égard par nombre d’intervenants, notamment autour des attentes vis-à-vis du nouveau ministère de l’Economie sociale et solidaire. Dans le même temps, on continue d’assister à un affrontement sur le terrain des valeurs et des politiques publiques. La révolte des « pigeons » et des « moutons », par exemple, est traversée d’une certaine conception de l’entreprise, de sa finalité et de sa relation à la collectivité, conception dont on dira qu’elle n’est ni sociale ni solidaire ; elle fait écho au cri du cœur – si l’on ose dire – de Nathalie Kosciusko-Morizet, criant récemment sa hâte de voir à nouveau se généraliser « l’envie de devenir riche », au pas drôle du tout « pain au chocolat » de Jean-François Copé…
La monté des idées d’extrême droite, dont le Gard n’a malheureusement pas le monopole, nous impose l’impératif moral de revisiter nos pratiques et nos engagements, les uns et les autres, et de nous demander si ils s’y opposent et en quoi ils s’y opposent. Il y a là une rencontre à organiser entre les urgences sociales et les représentations du monde. Il nous faut tout à la fois, reconstruire du commun, du social et du solidaire. Cela inclut les travailleurs sans papiers, dont le travail assure la vie des vignes et des vergers, les jeunes en mal de reconnaissance professionnelle, le fait de porter des actions d’éducation à la citoyenneté, de défense de la sûreté du citoyen, en formulant des propositions aux maux qui accablent une démocratie encore bien trop concentrée, bien trop patriarcale ; bref, en parlant à toutes et tous et, ce faisant, en opposant aux logiques de haine et d’exclusion, celles de l’égalité et de la solidarité. Cela revient bien à réaffirmer le besoin de finir la République sociale, comme nous y invitait Jaurès, et à construire une société d’égaux.

Il y a urgence à réaffirmer ces valeurs et ces objectifs, à les faire vivre non pas comme de simples points de repères extérieurs à nos engagements, mais comme le socle même de la société à l’élaboration de laquelle nous entendons participer, ensemble.
La solidarité a souvent été interrogée lors des débats ; c’est à la fois un objectif et un ensemble de pratiques diverses mais indivisibles. Elle trouve son achèvement dans la mesure où, à partir d’expériences, d’avancées, elle débouche sur des droits collectifs : il n’y a pas de petit acte de solidarité, tant que chacun d’entre eux contribue à faire en sorte qu’elle s’épanouisse et s’élargisse en permanence.
Il en est d’ailleurs de même sur la question fort débattue de l’ESS comme alternative. L’ESS est-elle une alternative ? Répondre demande à préciser une alternative à quoi. A des modes d’investissement, de production, d’échanges et de consommation, oui, sans doute. Elle se présente en tout cas comme un modèle alternatif, même si elle ne saurait être le recours en dernier ressort, l’acteur qui viendrait solutionner in fine les antagonismes sociaux dont la non-résolution fait crises, au pluriel. D’abord parce qu’elle n’en a pas les moyens, ensuite parce qu’elle ne peut tout simplement pas substituer ses valeurs choisies à celles d’une société où l’on naît, étudie et travaille sans se choisir.

Mais elle porte en elle, en tout cas potentiellement, une dimension d’exemplarité et de solidarité, ce qui n’est pas mineur ; ce faisant, elle contribue, comme le disait un philosophe, à « l’abolition quotidienne du réel ». Reste à donner à cette abolition une dimension significative, par un jeu d’articulations entre secteurs de l’ESS et au-delà. Un acte de construction solidaire prend cette dimension globale d’alternative lorsque son protagoniste articule son engagement à un autre et débouche sur une posture plus globale contre les inégalités, les discriminations, les assignations à résidence, bref, en se situant et en portant les droits fondamentaux et leur indivisibilité.

Cette vision renvoie au rôle d’autres acteurs ; ceux, classiques, de l’économie privée, des services publics modernisés, redéployés autour des évolutions des territoires et des populations, à la périphérie des villes comme dans les campagnes. Elle soulève donc la question de politiques publiques disposant de moyens suffisants. Elle implique aussi, et c’est à la fois une difficulté et un atout, un long processus de débats, de confrontation et de conflits, pour arriver à déterminer ce qu’on appelle souvent un peu vite l’intérêt général. Or, cet intérêt général est à redéfinir en permanence, au rythme même des besoins, de leurs définitions, des défis posés par la finitude du monde et de ses ressources. Les questions posées le sont alors à tous les acteurs sociaux et économiques, y compris aux « pigeons » et autres « moutons » ; car le capital privé ne saurait être exonéré d’un devoir de responsabilité et de solidarité. D’autant que l’argent en soi n’est pas rare ; il est simplement fort mal distribué et massivement stérilisé par des jeux de profitabilité qui n’ont plus grand rapport avec l’économie réelle.

L’argent n’est d’ailleurs pas l’adversaire. La question, souvent posée et moins souvent résolue, c’est de travailler à en faire un bon serviteur plutôt que de le subir comme mauvais maître. Cela appelle des interventions sur la sphère financière, sur les critères d’investissements et de rentabilité fixés aux institutions financières. Le gouvernement y est d’ailleurs sensible, avec la création de la Banque publique d’investissement, même si l’emploi reste le grand absent de ces critères à prendre en compte.
Ce qui amène à l’une des propositions les plus prononcées lors de nos travaux ; il s’agit, avons-nous souvent entendu, de : « remettre l’Homme au centre de l’économie ». Il faut s’y arrêter, peut-être pour en préciser le sens. Car l’Homme est partout, y compris dans les processus qui excluent l’Homme. Des expériences qui nous ont été relatées avec passion sur cette estrade, retenons que c’est le travail qu’il faut remettre au centre de nos projets et de nos constructions. C’est le travail qui discrimine les différentes catégories de laines, et réapprend leur industrie possible ; le travail qui permet de dresser la table de Canaa ; le travail, enfin, qui construit des géants de l’économie sociale comme Chèque déjeuner. Mais un travail libéré de nombre de ses entraves, un travail huilé d’interrogations démocratiques, où l’initiative est considérée comme un atout et non comme une rébellion à un ordre morne et étouffant. C’est le travail qu’il faut libérer de ce qui l’entrave, au premier chef d’une conception strictement financière de l’entreprise – au sens large – et en révolutionnant son rapport au capital, c’est renouer avec un cercle vertueux dont les valeurs ne sont pas éloignées de celles qui sont en débat ici : droit à la formation, au temps libre, à l’initiative, à la mutualisation, à des solidarités qui ne peuvent pas s’arrêter à une dimension locale.

A cet égard, ne soyons pas myopes. Les crises diverses que nous vivons ont une dimension à la fois globale et transnationales, selon leur nature. Certaines solutions sont sans doute locales, au sens où elles s’enracinent dans un territoire. Mais elles ne sauraient être localistes au sens où, justement, elles se désintéresseraient des autres territoires, des termes de l’échange, avec des populations moins favorisées par la géographie, la météorologie ou la proximité avec une côte maritime… Nous avons aussi besoin, face à des crises globales et des organisations globalisées de la recherche, du développement et du travail, dont certaines sont très positives, de coopérations : entre différents acteurs, différents pays, différents secteurs. Nous avons surtout besoin d’une mise en perspective politique de nos expérimentations et de nos réussites, de remettre la mutualisation au cœur des logiciels sociaux.

On se souvient de la déclaration de la future ex-présidente du Medef, selon laquelle « l’amour est précaire, la vie est précaire, pourquoi l’emploi ne serait-il pas précaire ? ». Nous sommes, nous, défenseurs des droits de l’Homme et acteurs de l’ESS, les héritiers de centaines de générations qui ont justement œuvré à réduire la précarité sociale et humaine. Aujourd’hui, ce combat doit être poursuivi. Et il doit l’être avec d’autant plus de fougue et d’unité que des acteurs politiques prennent le relais pour substituer à l’éloge de la précarité une de ses conséquences logiques, l’éloge de la préférence nationale ou/et raciale. Car lorsque la solidarité disparaît, l’égalité n’a plus sa place. Nous avons à cet égard un devoir de lucidité et un besoin urgent de travailler ensemble à des événements, à des prises de parole dans l’espace public sur ces questions, bref, nous partageons un devoir de construction, de reconstruction de citoyenneté, une citoyenneté pleine et entière, de toutes et de tous.
Ce besoin de renouveau, de souffle et d’enthousiasme est, je crois, au cœur même du partenariat que nous avons noué avec la Macif, pour combiner l’esprit de la défense des droits avec celui de constructions sociales solidaires. Sur ce champ, beaucoup reste à faire et nous y sommes attendus, les uns comme les autres.
Ces premières Rencontres visaient à y contribuer ; souhaitons qu’elles encouragent encore plus largement à poursuivre la rencontre, les débats et les mobilisations citoyennes nécessaires.

Uzès, le 20 octobre 2012

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